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Le radeau de la méduse (1)

 

 

Aujourd’hui, j’étais sur le banc des remplaçants. L’occasion de parler du reste de l’équipe de foot, embarquée sur un drôle de radeau de la Méduse.
Comme un hommage à Uderzo.

 

 

Depuis une bonne semaine, c’est l’effervescence dans notre service. Un service hospitalier, c’est une sorte de société miniaturisée, avec ses protagonistes, ses rapports humains, ses codes et ses habitudes.

On pourrait parler par exemple d’Annie. Annie est un de nos secrétaires médicales. On peut dire personnel médico-administratif, mais c’est un peu abscons, comme formulation. Surtout Annie, elle a toujours été là, toujours répondu présente à l’appel, comme à toutes les sollicitations que nous lui adressons. Avec une simplicité et une efficacité inégalées. Je crois même qu’elle était là alors que le service n’existait pas encore. Alors vous comprenez, il n’est pas question qu’elle reste chez elle à cause d’un truc de 140 nm.

 

Il y a Henri aussi. Henri est chargé de la propreté des espaces communs et de nos bureaux. Henri a toujours le sourire, quelle que soit l’heure du jour et de la nuit. Oui, même la nuit, quand à cinq heures, guettant l’horizon d’une garde qui n’en finit pas de s’étirer, vous ressemblez à un morceau de beurre famélique étiré sur une tartine de pain de la veille. Même pas grillée la tartine. A ce moment là, au moment du morceau de beurre donc, Henri arrive au travail. Et il a déjà le sourire. Je pense qu’il dort en souriant cet homme là.

 

Impossible de toutes les nommer tant elles sont nombreuses : nos aide-soignant(e)s appartiennent aussi à cette société. Silencieuses, elles sont au plus proche de ce que l’humanité a en commun : la faim, la soif, la souffrance tue ou vitupérée, la peur de la mort, la merde, les cris d’un père interdit devant le corps sans vie de son fils, les larmes d’une mère que tous vos mots de docteur ne pourront assécher. Elles portent dans leurs mains, dans leurs regards, dans leurs silences, ce pouvoir que l’hôpital sait dignement reconnaître et valoriser. Nan j’déconne, elles sont payées avec un lance-pierre. Jetable, le lance-pierre.

 

Nos infirmières et infirmiers sont encore plus nombreux. Des plus jeunes aux plus expérimentés, certains ont eu une autre vie avant le soin. Pour beaucoup, il est une évidence. Elles veillent sur le moindre rouage des corps vulnérables de nos patients abimés par la vie, la maladie ou la chirurgie. C’est assez simple quand on y pense : il suffit de manier des médicaments (on dit des « drogues ») qui peuvent abréger votre existence d’une simple erreur de dilution, d’utiliser des machines qui remplacent le fonctionnement de chacun de vos organes vitaux quand ceux-ci sont mis hors service ou encore de prêter une oreille attentive aux inquiétudes des patients et de leurs familles. On leur demande aussi d’être des partenaires efficaces dans l’urgence, expertes en communication autant qu’en anticipation, d’être force de proposition quand « leur » docteur est perdu. Pour finir, elles ont la chance de nous supporter au quotidien.
Nous et notre envie de changer tous les antibios à 18h30, ou d’aller faire un tour au scanner avec elles à 4h du matin.

 

Certaines infirmières appartiennent à une espèce particulière. Isa en fait partie. J’ignore si elle a dû annuler ses vacances à cause du truc de 140 nm, mais je sais qu’Isa ne passe pas une très bonne semaine. Isa est responsable de la gestion de nos stocks de matériel, de consommables, du bon tournage en rond des dialyses et des respirateurs, de gérer l’incendie de l’échographe parce que les docteurs ont encore branché les sondes de travers, de faire la police aux frontières (des chambres, pas les vraies frontière, elle est pas assez baraque.) pour rappeler que, non, ce truc là ne va pas là ou ce papa là ne peut pas rentrer dans cette maman, sinon ça casse tout. Et aussi que ca serait bien que nous les docteurs on pense à éteindre l'échographe avant de le débrancher. Oui mais c'est de la faute des internes. On reparlera de ça en deuxième partie.
En bref, Isa est chargée de faire en sorte que nous les docteurs, les infirmières, tous les autres passagers du radeau, on ait toujours des gadgets cools et fonctionnels pour sauver la vie des gens. En vous la faisant courte hein.
Alors autant vous dire que quand on a expliqué à Isa qu’il allait falloir doubler notre capacité de lits ventilés, multiplier par deux tous nos stocks de matériel, incrémenter d’autant le nombre de pousse-seringue, dénicher au grenier des chariots, des valises, des caisses, enfin des trucs-où-qu’on-peut-ranger-du-bordel-dedans, et bien Isa n’était pas QUE ravie. Et aussi, il faudra qu’on ait bien tout en double parce que les deux moitiés de notre service ne vont plus communiquer, donc faudrait tout réorganiser pour que ce soit bien rangé comme on aime. On veut ça pour quand ? Prends ton temps, si c’est pas fait pour demain, dans deux jours ce sera bien.
Merci Isa.

 

Sylvie aussi est d’une classe à part. Sylvie c’est notre cadre. La sussu, la chef, quoi ! C’est elle qui tient le gouvernail de notre radeau. Enfin ce qui reste du gouvernail. Et elle le partage avec quelqu’un d’autre. Mais ça aussi on en parlera dans la deuxième partie. Et ce n’est pas le sujet du jour. Sylvie, elle aime bien quand les agents sont bien rangés dans des cases de planning, que les cases de planning sont bien toutes pleines, et que les gens viennent bien remplir leur case de planning comme c’était prévu. Sylvie, elle aime bien aussi dire à voix haute ce qu’elle pense tout haut. Comme ça les choses sont plus claires. Mais surtout, Sylvie elle aime ses agents. Elle en prend soin, elle tâche de les préserver. De la peste, du choléra, du monde extérieur, et puis aussi du truc de 140nm. Depuis le début de l’épidémie, elle en a du travail Sylvie. D’ailleurs depuis dix jours, elle vient tous les matins à la relève médicale pour faire le point de crise avec nous, les docteurs. On lui offrirait bien le café à Sylvie, mais on le boit plus le café. Vu qu’on porte des masques dès qu’on passe les portes de l’hôpital pour pas se contaminer entre nous. Et que le café sur le masque, ça coule et ça en fout partout. La convivialité en a pris un coup. Par contre la cagnotte café est florissante. On est à 2 doigts de monter une vidéo "gagnez 15 000 euros en 2 semaines sans bouger de chez vous. Il vous suffit d'acheter un masque FFP2. Incroyable, ça fonctionne!"
Enfin, depuis le début de la crise, elle s’est trouvé une occupation nouvelle, une fois rentrée chez elle. Elle joue les chauffeuses de salle, dans la cour intérieure de son immeuble peuplé de gens qui applaudissent. Elle fait monter la sauce, exhortant ses voisins à acclamer plus fort encore «ses agents qui travailleront toute la nuit ».
Et ça, c’est la classe.

 

 

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