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Le Radeau de la Méduse (3)

 

 

L’autre gars avec qui je partage le bureau, c’est Xav'. Il est le propriétaire du troisième vélo.

 

- Comment ça y’a trois vélos ?
- Mec t’as rien suivi, relis la deuxième partie, il parle des trois vélos et de l’armoire normande.

 

Xav’ est docteur comme Bert et moi, et il s’intéresse davantage à l’hémoglobine qu’à l’hémodynamique (pourtant ça commence pareil). Surtout si c’est de l’hémoglobine qui est sortie de son contenant originel, aka les vaisseaux sanguins du monsieur encastré contre la rambarde de sécurité. Il aime aussi beaucoup le vélo (là si t’as pas suivi, j’peux plus rien faire pour toi), écouter de la musique fort sur ses enceintes de TRES bonne qualité que on dirait qu’on est directement au concert, et fabriquer du pain aux graines pour sa famille.
Il apprécie aussi beaucoup la spiruline. Mais on évite d’en parler dans le bureau, parce que ça fait moins consensus que le café fraîchement moulu, et que Bert se moque de lui après.
Avec Xav’ ça fait un moment qu’on se connait. Genre un moment à deux chiffres. C’est parce qu’on a fait nos études au même endroit, et qu’on bossait dans la même petite salle d’autiste à la fac, où on enchainait les « cas cliniques » (sorte de conte pour adulte gavé de connaissances médicales préparant le concours de l’internat. Sauf que c’est à toi d’écrire presque tout le conte).
En plus d'être un ami fidèle, Xav est aussi un très bon compagnon de bureau.

 

Depuis quelques jours, un autre type de docteur a fait son apparition dans notre village. Normalement, ils évoluent dans les prairies verdoyantes du bloc opératoire et des services de chirurgie. On les appelle les « anesthésistes ».

 

 

Petit point nomenclature : de par notre formation, on est tous anesthésistes-réanimateurs. La France est un des rares pays au monde qui fonctionne comme ça. Même qu’on en est très fiers et qu’on le défend très fort, notamment avec l’aide de la SFAR - Société Française d'Anesthésie et de Réanimation. C'est une sorte de super-fédération des villages d’anesthésistes-réanimateurs, par ailleurs bien copine avec « la Science » dont elle tâche d’être le porte-parole (pour + de détails sur « La Science », cf deuxième partie encore). Mais, de la même façon que certains préfèrent le milk-shake aux épinards et d’autres la glace au saucisson, certains font surtout de l’anesthésie et d’autres surtout de la réanimation.
Mais comme en ce moment c’est un peu ambiance « ronde des desserts », tout le monde a le droit de prendre du milkshake aux épinards ET de la glace au saucisson.

 

 

Je disais donc que depuis quelques jours, l’office de l’immigration choisie de notre village avait déroulé le tapis rouge pour que des docteurs et des infirmiers du bloc opératoire nous rejoignent. La cohabitation se passe très bien, et nos invités acquièrent rapidement les réflexes indispensables pour sauver des vies dans les règles de l’art : utilisation intuitive des 83 onglets du logiciel de prescription, ouverture synchronisée des tiroirs pour trouver ce qu’on cherche en moins de 30 minutes ou encore course d’orientation entre le bureau d’Isa (qui gère nos jouets et éteint les incendies de l'échographe mal débranché) et le bureau de Sylvie (qui remplit les cases avec des noms et délivre les masques FFP2 le matin). Ce sont les deux points névralgiques du service en ce moment. Tout cela commence à être bien rodé, ambiance "PNC aux portes et ouverture des barrières de lit opposées".

 

Néanmoins, on s’est aussi vite rendu compte que notre village n’avait pas été conçu pour héberger tant de bras et de jambes. Sans compter que ces bras et ces jambes sont le plus souvent reliés à une tête, et que, à cause de la pollution virale en cours, nous sommes obligés d’être coiffés et masqués en permanence. Un peu comme au carnaval de Venise, mais avec moins de ruelles tortueuses, sans les gondoles ni la basilique. Et on cherche toujours le Grand Canal.
Du coup, pour mieux s’y retrouver, on se tague le matin en arrivant. Un peu comme un jeu du post-it géant, mais sans post-it, et sans jeu. Juste avec notre nom et notre rôle écrits sur le front. Et ça fonctionne plutôt bien !

 

Si les villageois du bloc opératoire constituent actuellement le plus gros (non Obélix, personne n’est gros, tu es juste un peu enveloppé) de nos visiteurs, d’autres voisins peuvent être ponctuellement aperçus, se faufilant entre les menhirs et les marcassins égarés.

 

Les manip’ radio par exemple. Depuis des temps immémoriaux, un programme d’échanges bilatéraux nous lie à cette espèce autochtone, qui vit la plupart du temps dans un environnement sombre, plombé, et terriblement ionisant. C’est le Grand Oracle, qui lit l’avenir de la reprise chirurgicale dans le liquide de drain trouble, qui décide de la fréquence de nos visites dans leur royaume. Celles-ci sont généralement annoncées par une rumeur venue du fond des chambres. Par exemple : « euh, c’est normal qu’il y ait de la merde dans la lame ? » ou « oui j’tappelle parce que j’ai triplé la noradré ».


La « noradré », c’est un de nos médicaments préférés. Ca permet à la pression artérielle de rester suffisamment élevée pour que tous les organes aient suffisamment à bouffer et à boire et soient contents. Et qu'ils se tiennent bien tranquilles. Surtout le cerveau, le cœur et les reins. Les cuticules passent généralement après.
La noradré fonctionne à l’opposé des marchés boursiers : moins on en met, et plus les docteurs de la réanimation et de la chirurgie sont confiants. Plus elle est haute, et plus souvent on doit rendre visite à nos voisins du scanner pour comprendre si cette indésirable inflation ne viendrait pas, par hasard, d’un problème interne qu’on ne peut pas voir avec nos pauvres yeux d’humains.
Mais revenons à nos manip’. A l’échelle de notre village, ce sont les dépositaires de l’arme nucléaire, qu’ils promènent en laisse dans un chariot du démon à roulettes, « la mob ». La mob permet de faire des radiographies au lit des patients, pour se faire une idée de ce qui s’y trame sans avoir besoin d’organiser une visite protocolaire dans le royaume plombé du bout du couloir. C’est pratique, mais ca reste une petite arme nucléaire, on ne parle que d’un tas de chaumières entouré d’une palissade en bois.

 

Pour finir aujourd’hui, rappelons nous du télé-radeau. Une sorte de radeau à distance, qui permet grâce à des e-rames et à une voile en VPN (ndl’a : système d’accès à distance aux ressources informatiques sécurisées), de participer pleinement à la bataille sans trop s’en approcher.Sur le téléradeau, si vous avez bonne mémoire, vous vous souvenez qu’il y a déjà Valérie, qui s’occupe de régulariser les coloquintes.

 

Vous ne le saviez pas? Retournez donc lire la deuxième partie.

 

Et bien Pauline aussi fait du téléradeau.
Pauline est secrétaire médicale, comme Annie. Pauline est un peu notre scribe.

- Et c’est une bonne situation ça, scribe ?
- En ce moment, c'est pas ouf, on est en galère de papyrus.

Quoi qu’il en soit, c’est une situation indispensable en cette période tourmentée et Pauline a une aptitude rare et précieuse à recueillir, trier et retranscrire les très nombreuses informations qui circulent entre les différents quartiers du village en ce moment. C’est aussi elle qui est chargée de gérer les échanges avec les gens de la Bibliothèque d’Alexandrie (aussi connue sous le nom de « l’université Claude Bernard Lyon 1). Ils ont dû avoir un dégât des eaux ou une fuite de gaz, parce qu’on n’entend plus beaucoup parler d’eux, à la Bibliothèque. A moins que ce ne soit à cause du truc de 140 nm.
Enfin, Pauline a l’immense privilège de tenir les comptes et l’inventaire des gardes des docteurs, ainsi que des modifications de ce planning. Hier, pour faire face à la vague d’arrivées, on a doublé les lignes de gardes nocturnes et de week-end. Deux fois plus de cases à remplir, deux fois plus de noms de docteurs, deux fois plus de plaisir.
C’est vous dire si Pauline est aussi particulièrement comblée par les évènements récents.

 

Ainsi s’achève le tour du village pour ce soir, et il nous reste encore quelques protagonistes à rencontrer. Mais ils feront l’objet d’une quatrième partie.

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