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Une Ile dans le ciel (4/4)

 

Comme promis, la suite et la fin de ce qui reste à ce jour comme une de mes plus belles aventures "là-haut". 
On y parle d'hypoxie (manque d'oxygène), de victoire collective et de nuits bien trop courtes.

Comme un clin d'oeil à ce qui remplit nos vies aujourd'hui.
Bon voyage!

 

 

Quinzième nuit. Et seizième jour.

 Lever à 00h sonnantes comme prévu, après quelques heures de repos au fond du sac de couchage. Le petit déjeuner est vite avalé, l'heure n'est pas propice aux festins! L’air est glacial, -15 nous dit le guide, mais pas de vent, et pas un nuage. Le camp s'éveille doucement.

Vers 1h, nous sommes dans les premiers à nous élancer vers le sommet. L’approche est longue, fastidieuse, semée d’embûches. Hasard du calendrier, ce soir, ce n’est pas avec nous que la lune avait rendez vous. Partout, l’obscurité semble vouloir nous avaler. Le pas est vacillant, besogneux. Mais pourquoi est-ce qu’il y a autant de bordel dans ce sac?

 

Deux groupes se détachent rapidement. Mon compagnon de cordée, notre guide et moi prenons lentement mais inexorablement de l’avance sur le reste du groupe. Il nous faudra finalement quatre heures pour atteindre crampons point à la seule lumière des étoiles et de nos frontales. Nous voilà arrivés à la limite d’enneigement. 5800m et les premiers signes de fatigue apparaissent. Cela fait déjà plusieurs lacets que le souffle se fait court, les pauses de plus en plus fréquentes. La possibilité d’un échec apparait. L’heure n’est pas aux tergiversations et déjà nous nous organisons pour conquérir notre succès. Les crampons sont chaussés, quelques centaines de grammes transitent d’un dos à l’autre et nous reprenons notre harassante progression.

Notre victoire sera collective ou ne sera pas. 

Nouveau départ, tandis que les cordées précédentes nous talonnent dans les ténèbres. La nuit est encore sombre et nous nous lançons encordés sur une étroite crête de mixte avant d'atteindre la zone glaciaire et ses crevasses tourmentées.

Chef d’oeuvre inachevé d’un fantasque démiurge. Le silence nous enveloppe et seul le crissement des crampons mordant la glace se laisse entendre. Chaque geste est un effort et nos trois frontales progressent lentement. Vacillantes lueurs de vie dans un désert cryogénisé. Après de courtes goulottes ou nous ne regrettons pas d'avoir porté le piolet tout ce temps et une magnifique zone glaciaire sublimée par les premières lueurs du jour, nous arrivons à la première difficulté. Cinq échelles, mises bout à bout pour franchir une large et profonde crevasse. Je ne savais pas que Castorama livrait aussi loin. Deux frêles lignes de vie procurent un précaire sentiment de sécurité. Surtout ne pas regarder en bas et ne pas penser à ce qui se passerait si les 85kg du deuxième de cordée décidaient d’aller voir si l’herbe est plus verte au fond de cette large plaie de glace.

 

Il est 6h, le soleil se lève sur les sommets du Khumbu et nous arrivons enfin au pied du mur de glace qui nous sépare du sommet. Pente moyenne 45-50 degrés, bien équipée en cordes fixes. Les exercices de la veille vont être utiles.

 

Nous progressons lentement mais sûrement dans cet environnement glacial et magistral. Les manip’ de cordes aux relais sont rendus délicates par le froid et les couches superposées, mais nous avons la chance d'être arrivés parmi les premiers. Les longueurs s'enchaînent, nous marquons le coup tandis que notre guide semble infatigable. Bientôt la vingtième pour lui, on ne peut pas dire qu’il bénéficie de l’effet de surprise.

"On va y arriver, regarde tout ce qu'on a déjà fait" : hors de question d'abandonner, et l’esprit d'équipe fonctionne à merveille! Quelques oppositions hasardeuses et un « pied-main » infructueux plus tard (tiens, ce petit morceau de glace ne tenait rien du tout!), Le dernier ressaut est franchi et nous attaquons l'arête sommitale. Moins gazeuse que prévue grâce aux fortes chutes de neige, les trente derniers mètres sont vite avalés et nous atteignons, presque sans y croire, le sommet à 7h25! Le soleil finit de se lever sur les géants voisins : Lhotse, Ama Dablam...

Difficile de décrire les sentiments mêlés qui s'emparent de nous. Quelques larmes s'évaporent vite dans l'air sec et algide qui entoure notre équipage de naufragés. Naufragés sur cet îlot de neige écrasé par la magistrale face sud du Lothse, rescapés des émotions qui se bousculent au portillon de nos encéphales hypoxiques. 

 

A peine le temps de s’émerveiller qu’il faut déjà laisser la place aux cordées suivantes, et commencer la partie la plus périlleuse de notre entreprise. La descente commence par six rappels rendus acrobatiques par l'affluence. Nous croisons les trois autres membres du groupe et leur guide, ils sont encore en train de monter. Ils ont été plus lents mais n'ont pas flanché. Nous les encourageons, donnons un peu de notre eau à une autre cordée épuisée dans un improbable ballet de gestes malhabiles, laveurs de carreaux anémiques suspendus au flanc d’un gratte-ciel de roche et de glace. La descente sera longue et difficile, les effets combinés de la nuit blanche et de l'altitude se faisant ressentir à retardement. Nous serons lents et taiseux, tandis que notre guide semble amusé autant qu'agacé par notre rythme de lamentins asthéniques.

 

L'arrivée au camp de base se fera un peu avant midi. Une sieste nous permet de reprendre quelques forces avant de retrouver l'autre cordée, arrivée deux heures après nous au sommet. La journée se finit par deux heures de descente douce sur une moraine baignée d'une brume neigeuse. L'arrivée au lodge de Chukung où nous passerons la nuit est épique, certains sont en larmes, d'autres hilares (j'en faisais partie...), retrouvant tous avec bonheur l’air riche et épais à une altitude plus hospitalière. C’est assurément la chose la plus dure que j'ai entreprise jusqu'à aujourd'hui, comme pour les autres membres du groupe. Nous sommes tous arrivés en haut, grâce à l'esprit d'équipe probablement et sans artifice pharmacologique (ndl'a : les membres des autres groupes, croisés quelques jours plus tôt, semblaient confiants à l'excès dans leurs capacités de réussites, et avaient fait le choix d'utiliser des médicaments supposés atténuer les effets de la haute altitude). Les autres groupes rencontrés au dîner ont eu moins de succès : 1/4, 3/7... Ce devait être notre jour! Certains ont dit "plus jamais", pour d’autres ce sera "un jour sûrement, un peu plus haut, un peu plus difficile peut être ». Une fois encore, il faudra revenir... 

 

 

Derniers jours. Epilogue

 Après une nuit des plus réparatrices, le jour qui se lève nous trouve changés, heureux et fiers de notre accomplissement de la veille. Nous semblons voler sur les chemins qui nous raccompagnent vers Namche tandis que nous repassons en boucle le film de ces deux semaines passées entre deux mondes.

Au dessus de nous, le monde des alpinistes, des « vrais » himalayistes, de ceux à qui il manque des doigts ou des bribes de mémoire, capturées par le trou noir de l’hypoxie scélérate. De ceux dont les récits, les images, les légendes inspirent les rêveurs dans notre genre. En dessous, la terre ferme, horizontale, rassurante, confortable, hospitalière. Celle que nous avons fait le choix de quitter, prenant la décision d’aller chercher des réponses à des questions qu’on ne s’était pas posées.

 

Le voyage se terminera sans encombre, foulant d’un pied assuré les derniers kilomètres nous séparant de Lukla et de son aéroport. Nous aurons la chance de profiter de l’endroit un jour de plus que prévu, grâce à la météo capricieuse, qui empêchera les bimoteurs d’atterrir et de décoller pendant plus de 36h. Le retour à Katmandou sera violent, marquant nos brutales retrouvailles avec la chaleur étouffante, la foule oppressante et les moteurs bruyants qui la peuplent.

 

A la lecture de ces lignes, certains se demanderont « j’aimerais bien mais je n’ose pas », tandis que d’autres penseront « mais pourquoi faîtes vous cela? ».

 

 

Aux premiers, je dirai...lancez vous! Car au fond, que risquez vous? Un peu d’inconfort et d’inattendu, quelques matins difficiles et autant d’après-midis engourdis, mais la récompense est tellement belle. Aussi belle qu’immatérielle, souvenirs incertains d’un effort incroyable, mémoire émue de la fierté d’avoir réalisé un rêve. Et au pire, vous serez à votre retour les plus heureux du monde de retrouver le confort de nos vies molletonnées, électrifiées et quotidiennement douchechaudéifiées.

 

Aux seconds, j’écrirai pour finir que je ne connais pas la réponse. Alors il faudra repartir.

 

Voir ce qui se passe au dessus. Juste un peu au dessus...

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