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La Balsa de la Medusa (6)

2 avril – Jour 17

 

 

Je crois qu’il est vraiment temps qu’on parle de certains de mes collègues. On serait vraiment ennuyés que Guillermo, Aub Ry et Vincent se mettent en grève…

 

 

Vous vous souvenez, hier nous trainions nos surchaussures du côté du boncoin des petites annonces du village, à coté du quartier espagnol. Un des faubourgs les plus riants du village, où les rues sont pavées de sourires, ce qui n’est pas banal pour l’époque. Que les rues soient pavées, notez bien.

 

La création de ce quartier date d’il y a quelques années déjà, quand ces ibères nés décidèrent de venir s’installer dans plusieurs villages gaulois de France, et non de Navarre, pour venir exercer leur art. Leur art est celui de la physiothérapie, que d’aucuns connaissent mieux sous le nom de « kinésithérapie ». Dans un service de réanimation, les kinésithérapeutes jouent un rôle indispensable, autant que méconnu, tant ils s’éloigne de l’image d’Epinal que le public à de cette profession.

 

 

 

Parenthèse « dessous des cartes » avant de vous détailler pourquoi ces joyeux drilles, en plus d’avoir les poignées de main matinales les plus franches (oui, vous avez raison, avant le confinement) et les sourires les plus généreux du bâtiment (concurrence directe à Henri, cf premier épisode du village gaulois), sont des alliés précieux dans la lutte contre l’obscurantisme viral.

 

Ceux qui connaissent le système public de soins savent que l’espagnol est la langue d’usage de la rééducation hospitalière. Il s’agit là d’une réalité sociale bien plus que d’un cliché communautaire ou de classe.

 

La raison en est assez simple.

 

Plusieurs études concordantes réalisées outre-Pyrénées aboutissent toutes à la même conclusion. La grande majorité des étudiants des écoles de kinésithérapie de la péninsule ibérique développerait une intolérance digestive majeure aux queues de cerises au cours de leurs études. Et comme un malheur n’arrive jamais seul (nul besoin d’illustrer ce truisme, vous avez plein d’exemples sous les oreilles, il suffit d’allumer la radio. Ou BFM TV si vous ne tenez pas à vos rétines ni à vos synapses. Qui sont les câbles à haute tension qui relient vos neurones entre eux, et leur permettent de communiquer à distance. Genre réseau social pour cellules gliales confinées), il semblerait que les queues de cerises aient été sélectionnées par le gouvernement espagnol pour rétribuer le travail des kinésithérapeutes authigènes (= du coin, mais c’est moins beau).

 

Plutôt que d’être promis à une mort certaine, le ventre creux et les poches pleines d’appendices de griottes, ces derniers se sont donc tournés vers leurs voisins transpyrénéens (les montagnes, pas les chocolats) et ont décidé de venir voir si l’herbe était plus verte, et leur portefeuille un peu plus rempli. Là, ceux qui connaissent le système public de soins en France (oui vous là, les mêmes qu’au dessus) doivent bien se marrer. Que qui que ce soit puisse décemment trouver enviables les rémunérations des agents du service public hospitalier français est en soi quelque chose d’assez divertissant, tant leur niveau trône solidement au rang des plus faibles au sein de l’OCDE.

Griottes ou pas, le fait est que cette immigration de classe rend service à de nombreuses personnes, au premier rang desquelles nos directeurs d’hôpitaux, qui peuvent continuer à employer du personnel qualifié à bas coût. Ce qui est singulièrement plus économique et pratique que d’aller les chercher en Azerbaïdjan. La barrière de la langue et le coût du billet d’avion peuvent y représenter des obstacles à l’embauche.

(je me dédouane totalement de la responsabilité de cette blague, dont la maternité revient à ma chère Lucie Galons).  

 

Fin de la parenthèse sur le dessous des cartes. C’était une grande parenthèse.

 

 

 

Ces villageois à l’accent chantant font donc partie, vous l’aurez compris, des piliers de notre village, que ce soit en période de tourisme épidémique ou pas.

 

Leur rôle principal, et le plus vital, est de maintenir la fonction respiratoire la plus normale possible, et d’assurer le bon drainage de sécrétions pulmonaires de nos patients les plus en difficulté. Un peu comme une armée de bouteilles de Destop pour glaires bronchiques coincées, mais avec des mains, un pH neutre et sans bouchon de sécurité pour les ouvrir.

 

En période épidémique, ce rôle est non seulement d’une importance capitale, mais est en plus particulièrement risqué. Genre vigie requin en fin de ramadan pour squales boulimiques. Pour ceux qui se poseraient la question, « vigie requin » est un job assez cool, qui consiste à aller plonger au-delà en pleine mer, au-delà des limites des lagons réunionnais, pour compter les dents de la mer qui trainent leurs nageoires dans le secteur et en informer les zautorités compétentes.

 

Mais je diverge (« verge »).

 

Le job de nos kinés est donc particulièrement exposant, car il consiste à encourager nos patients à tousser et à dégager leurs voies aériennes, alors que même que notre obsession actuelle est de nous tenir le plus loin possible des expectorants hospitalisés dans notre service. Et bien eux ils y vont, ils montent au créneau, soldats intrépides sous la pluie de nano-postillons chargés de virus en parkas et chaussettes à pois. En d’autres temps et d’autres contrées, on aurait pu leur proposer de mettre une ceinture de C4 avant d’aller faire leurs courses du samedi aprèm au centre commercial, qu’ils auraient été partants !

 

En dehors de se faire arroser de particules virales et d’assurer la fluidité du trafic bronchique, nos amis kinés ont également la réputation d’être d’exceptionnels chaperons. Ce sont eux qui ont la lourde tâche de remettre nos patients debout, et de leur ré-apprendre à faire quelques pas d’abord, avant d’aller fièrement parader dans les couloirs d’unité.

 

Un tour de service, c’est en bonne voie.

Deux tours, c’est bientôt la rééduc.

Trois tours, mais qu’est ce que vous foutez encore là, vous êtes plus en forme que le médecin qui finit sa garde ?

 

Il faut voir Guillermo charmer nos octogénaires accidentées dans les couloirs du service, Aubry en gendre idéal au bras hésitant de patient hébétés de savoir encore marcher, ou encore Vincent paradant devant les portes vitrées, la dernière sonde urinaire à la mode en bandoulière.

 

Car avant, notre densité de population soignante ne venait pas flirter avec celle de la banlieue de Dakha (capitale du Bangladesh, on est sur une chronique très géographique ce soir), et les patients n’étaient pas enfermés dans leurs chambres pour cause de grande contagiosité. Et la marche dans le service, qui peut vous sembler tout à fait débonnaire, était pour eux le symbole autant que le premier pas vers la vie « d’après ». Après la réanimation, après le coma artificiel, après les chirurgies, les drains, les re-chirurgies, les sondes et les re-drains, bref après être revenus de loin. Même si pour certains, ils ne revenaient que de la boîte d’à côté, cela suffit souvent à bien se bigorner (Larousse (pop.) : endommager quelque chose par un choc).

 

En plus de toutes ces missions, ils jouent les coachs sportifs pour neurolésés endeuillés de la motricité d’un ou plusieurs de leurs membres. Ils mettent de la Soupline sur les articulations oubliées afin qu’elles ne se déforment pas trop, en attendant que leur propriétaire décide d’en retrouver l’usage, et apportent souvent l’espoir d’un avenir meilleur, à nos invités donc la trajectoire de vie est venue se briser contre une chirurgie qui a mal tourné, un bas-côté mal situé, ou un match perdu contre la gravité.

 

 

Ces missions, ils les assument avec une gaieté insatiable, une humanité admirable, une application invariable, quelle que soit l’heure du jour et de la nuit. Ils sont nos alliés autant que nos amis, leurs yeux et leurs mains sont les nôtres pour « sentir » l’espoir ou la lassitude, connaître les craintes indicibles ou répondre aux questions que l’on n’ose pas poser aux grands docteurs.

 

 

Et tout ça, pour 1827,55 euros. Bruts. Par mois hein, pas par jour. Sinon ça ferait beaucoup.
Mais là, ça ne fait pas énorme. Tout au plus de quoi s’acheter quelques sacs de queues de cerises.

 

 

Partagez avec vos potes kinés, cela pourra servir d'idée quand il faudra remettre des médailles en chocolat à la fin de ce merdier.
A défaut de revoir la grille des salaires hospitaliers.

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