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Ce que le MAR doit à la nuit

MAR : Médecin Anesthésiste-Réanimateur. Ma pomme en l'occurrence. 

Ce matin, j’ai croisé Henri, quelques dizaines de minutes avant la fin de cette garde.

 

Lui en configuration « large sourire », moi plutôt version « morceau de beurre rance sur tartine de pain rassis ».

Un dimanche de garde, ou vingt-quatre heures pour répondre à la même question : « Mais à qui appartient cette main invisible qui nous maintient la tête immergée dans une bassine d’eau froide ? ».

Vingt-quatre interminables heures de vigilance et d’attention, entrecoupées de siestes et de repos nocturnes, ponctuées par les sonneries intrusives d’un téléphone insomniaque.

 

Alors la nuit, quand on n’est pas occupés à voler un peu de sommeil, voilà ce qui se passe au sein de notre service…

 

La nuit en réanimation, c’est un peu comme un dîner aux chandelles sur la terrasse d’une belle villa de la banlieue monégasque. Sans le champagne (sauf à Noël éventuellement), sans la petite robe noire et sans la vue mer, bien entendu. En fait, les seuls points communs sont l’ambiance intimiste et les lumières qui se tamisent progressivement, pour donner une chance à nos patients qui le peuvent de dormir quelques instants.

 

Ré-arranger le lit pour la nuit, arpenter le bâtiment pour trouver une dernière couverture (qui manquaient déjà avant « tout ça »), apaiser les angoisses et le ras-le-bol, diminuer les inconforts. Ils sont aussi nombreux qu’indissociables du séjour en réanimation : la soif, la douleur, la peur de mourir, l’absence d’intimité et de contact avec ses proches. Ce sont les plus fréquents, malgré nos efforts constants pour les soulager.

 

Nos aide-soignants sont les plus aguerris à ce petit jeu… Chacun a ses « petits trucs » pour rendre un peu plus acceptable le confinement hypoxique de ces patients en sursis. Certains sont rendus impossibles par les précautions imposées par ce maudit truc de 140 nm : faire quelques pas dans les couloirs, sortir pour voir la lumière du soleil et ressentir la fraîcheur du vent sur un visage amaigri, comme pour témoigner que « dehors » la vie continue. Toutes ces bouffées d’oxygène ne sont plus autorisées, pas plus que les visites précieuses du conjoint, du voisin, des parents, ou des gamins pour nos patients les plus jeunes. Heureusement, certaines de nos recettes résistent encore et toujours à l’envahisseur : une main (gantée) posée sur une épaule endolorie, l’expérience singulière d’une séance d’hypnose improvisée, des nouvelles rassurantes de la famille qui vient d’appeler, les photos de la vie d’avant, les espoirs de la vie d’après…

 

Mon truc préféré, dont mes internes se moquent en pensant que je ne m’en rends pas compte, c’est d’éteindre les écrans des machines qui ne servent plus, parce que l’état du patient s’est amélioré dans les heures précédentes, et qu’elles ne sont plus nécessaires.

 

Les plus romantiques y verront le symbole d’une manche gagnée contre la maladie.

Les écolos, un petit geste pour la planète, histoire de préserver les derniers glaciers qui tentent de résister à notre folie.

Les plus pragmatiques, une réduction de quelques lumens, main tendue vers la poignée de minutes de sommeil que nos patients tenteront de grappiller.

 

Dans les couloirs déserts, les ombres de nos infirmiers glissent, d’une chambre à l’autre, ballet incongru de silhouettes masquées. Ces discrètes sentinelles scrutent les ténèbres dans lesquels sont plongés nos patients, à l’affût des signes qui annoncent la tempête, huilant les rouages des machines qui les maintiennent en vie, s’assurant que rien ne manque, que tout est à sa place, préparant déjà la journée qu’annoncent l’aube rougeoyante et les cernes noircissantes. On appelle ça « la continuité des soins ».

 

Et puis soudainement, tout s’éclaire, tout s’agite. Une pierre vient de tomber au milieu du lac.

Une équipe du SAMU vient de vous confier un nouveau protégé ou une alarme « rouge » trouble le calme apparent qui régnait. (Pour les novices : alarme bleue = je lève un sourcil, alarme jaune = le bruit est chiant, mais le plus souvent rien de grave. Ou pas encore. Alarme rouge = on pose sa Danette sauce cubes de poire au sirop et on se bouge le c** pour aller voir ce qui se passe). D’un instant à l’autre, les sentinelles silencieuses se muent en tireurs d’élite, déterminés, précis, coordonnés, tendus vers le même but : terrasser l’imprévu, et trouver la stratégie qui fera basculer la situation du bon côté.

 

C’est là que nous, les docteurs, intervenons.

 

Chorégraphes bienveillants d’un ballet dont les coryphées* auraient troqué leurs pointes contre des croc’s délavées.

Chefs d’orchestre mal réveillés à la tête d’une symphonie dans laquelle les premiers-violons jouent du défibrillateur et où la grosse caisse est celle avec écrite « intubation difficile » dessus.

 

Notre rôle ? Croiser les bras, et ne rien faire. Croiser les bras, ou cacher ses mains dans le dos. Le principal, c’est que vous ne puissiez pas vous en servir. Un médecin australien m’a un jour expliqué que, dans de telles situations, il posait sa main gauche sur le gros orteil droit du patient. L’histoire ne dit pas comment il procédait avec les amputés.

Ne rien faire, c’est encore ce qu’on sait faire de mieux.

 

Ne rien faire, c’est observer, décider, rassembler, encourager, anticiper, diriger, demander, sans ordonner, soutenir, rassurer, confirmer, déléguer, expliquer, vérifier. En quelques instants, comprendre ce qui est venu perturber l’équilibre précaire atteint dans la journée. Prendre les décisions qui déséquilibreront la balance en notre faveur. Il est même autorisé de décroiser ses bras, si c’est pour effectuer un geste salvateur que vous êtes le seul à maîtriser. Dans ces moments, les minutes s’accélèrent, le temps devient impalpable, un peu comme devant un film d’action quand la course-poursuite menace de tourner contre votre personnage préféré. Sauf que là, votre personnage préféré a 30 ans, il a rencontré la lame un peu trop acérée d’un quidam mal intentionné ou croisé la route d’un virus à la mode. Et si vous ne vous sortez pas un peu les gogogadgetos-doigts, il se dirige vers une fin alternative que vous préféreriez éviter.

 

Le plus souvent, les efforts conjugués de notre orchestre permettent de gagner quelques heures, quelques jours, avant la guérison, ou la prochaine complication.

 

Parfois, on n’y arrive pas.

 

Parce que c’est trop grave, trop tard, trop la sixième fois depuis hier que le sursis accordé vacille, trop futile de continuer alors que l’issue est déjà décidée.

 

Vient alors le moment de s’incliner, de ne pas « s’obstiner déraisonnablement » comme on dit. Le moment d’accepter qu’on ne peut pas tout, qu’on ne décide de rien, que le pouvoir de nos machines et de nos solutés est grand mais certainement pas infini. Le moment d'expliquer avec des mots choisis, que notre art ne nous autorise qu'à faire varier de quelques degrés la trajectoire des événements. Et à espérer que ces quelques degrés suffisent à trouver un lieu ou atterrir en sécurité.

Le moment de se résoudre humblement à laisser la vie se retirer, en tâchant de se convaincre que tout a été tenté, que les bons choix ont été faits, que tous les moyens ont été mis en œuvre pour donner les meilleures chances à chaque personne que le hasard (ou une équipe de pompiers) met entre nos mains.

 

Comment en être absolument certain ? C’est impossible. Mais nous continuerons, collectivement et comme nous le faisons tous les jours. Nous persévérerons pour donner le meilleur avec les moyens que nous avons, et ils sont colossaux, malgré les critiques qui fleurissent un peu partout, dans l’opinion et dans nos rangs.

 

Allez voir aux Etats-Unis, en Italie, au fin fond de la Chine, de quels moyens les populations disposent, et quelles fortunes il vous faudra débourser pour y accéder. Vous verrez que nous ne sommes pas si mal traités… S’ils restent insuffisants, si les moyens seront peut-être demain limités, si les médicaments se font rares à l’échelle mondiale, si nous envisageons de devoir peut-être un jour faire des choix impossibles, si les gants et les blouses manquent déjà, si les respirateurs protestent de devoir administrer autant d’oxygène pendant des périodes aussi longues, c’est que cette crise est démesurée, sans précédent, mettant à l’épreuve nos capacités de résilience, d’adaptation, d’inventivité, d’intelligence collective.

 

Et voilà un beau défi à relever.

 

NB : techniquement, un respirateur ne « proteste » pas, il fait une alarme. Une alarme rouge en l’occurrence.

 

* terme issu du monde de la danse. Un des échelons du corps de ballet, après "quadrille" et avant "sujet">"premier danseur">"étoile". N'y voyez aucun sens de la hiérarchie, j'ai choisi ce mot car il a une belle sonorité. 

 

Photo : lampe de spéléologie traditionnelle au carbonate de calcium

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