Le récit suivant est une fiction. Les connaisseurs remarqueront que le refuge de la Selle n'est pas gardé à cette période de l'année. Surement une petite flemme de porter tout le nécessaire, même imaginairement...
Veille de Pâques. Cinq heure trente. La nuit a été mouvementée dans le dortoir situé à l’étage du refuge de la Selle, dont l’extension moderne joue les caravanes alpines, accrochée à la face sud du Pic de la Grave... Les beaux jours et l’enneigement de cette fin de saison ont attiré des foules, et c’est dans l’atmosphère des grands soirs que le fumet du diner a été accueilli dans la salle commune, comble. Cela fait un peu plus de vingt-quatre heures que notre aventure a commencé, et une fois encore, la magie des cimes a opéré. Le couvert de ce festin d’émotions a été vite dressé, la mayonnaise de la complicité a pris, les œufs de l’envie de parcourir ensemble une nouvelle course sont montés en une neige bien ferme, aussi prometteuse que celle qui nous attend dehors. Du moins c’est que j’espère, les yeux encore à moitié clos, étalant méthodiquement un peu de beurre sur la tranche de pain de la veille. Le thé fume religieusement dans un des antiques bols en pyrex, les mêmes que ceux de mon enfance, quand j’avais le droit au petit-déjeuner des champions avant d’aller chasser les pirates sur le bout de falaise qui surplombait la maison familiale. Les pirates, les tigres (oui il y a des tigres en Bretagne, ne vous en déplaise. Et sauvages en plus) et les abers sont quelques années derrière, mais le goût de l’aventure et le désir d’aller voir « juste un peu plus loin », sont toujours là, bien vivants.
Charlotte et Max me rejoignent à table (PAUSE : c’est là qu’on voit que c’est une fiction. Je suis rarement le premier au petit-dej de 4h30…), tandis que Nico doit être en train de chercher la sortie de son sac à viande. Y’en a qu’une seule a priori, mais vous savez, sans ses lunettes… Les mines sont cernées, par les semaines au chevet des patients et du logiciel de codage, mais nos regards sont assurément comblés et déterminés, nos jambes prêtes à avaler le dénivelé et les difficultés. On est à un petit tas de feuilles de thé séchées de rentrer dans le dur !
Des semaines qu’on l’attendait, notre petit morceau d’aventure qui viendrait clôturer une saison en demi-teinte. Des semaines à respecter scrupuleusement les étapes de la préparation physique et mentale qui nous mènera au succès. D’abord, trouver un week-end où personne n’est de garde (c’est le plus dur, genre Rubiks Cube avec les mains dans le dos). Bonus si on arrive à choper la garde du jeudi, pour avoir le vendredi de repos et faire le combo magique ! Ensuite, trouver une course qui convienne à tout le monde = qu’aucun de nous ne connaît, d’une difficulté suffisante pour justifier de l’achat d’un peu de nouveau matos, mais adaptée pour maximiser nos chances de rentrer en vie. Avec la totalité du matos sus-nommé si possible. Il faut aussi penser à réserver le refuge, demander à la dame comment sont les condis, ainsi que sa blanquette. Les derniers préparatifs concernent la préparation du matos et des sacs (« on prend tout ou presque tout à ton avis ? » « ouais vas-y prends tout on sait jamais, au pire on portera un peu »). Voilà comment on se retrouve avec des sacs de 15kg pour aller rendre visite aux glaciers.
Plutôt qu’une demi-teinte, il serait plus juste de parler d’une teinte inhabituelle, tant l’enneigement a été capricieux, nous poussant, Nico et moi, à nous tourner vers des horizons nouveaux. Premières jolies goulottes au Gerbier, jardinage sur plaquage cachectique à Chamrousse, Traversée Héroïque dans le Dévoluy, et surtout, surtout, cette parenthèse italienne aussi ennivrante que ruineuse. Quatre jours au pied des sommets du Mont Rose, quand ces terres n’étaient pas encore maudites. Canyons encaissés à la neige à peine transformée, frissons des crevasses se dérobant sous les skis, terrains de jeu immaculés. Baudrier à la ceinture, piolet à la bretelle et grands sourires aux lèvres, les propriétaires de planches à repasser bien lourdes se sont régalées, tandis que je tâchais de tirer mon épingle du jeu avec du matos plus orienté « fast and light ». Paul et Youg étaient aussi de la partie, et on se souviendra longtemps des péripéties guidées par Geoffroy, rencontré la saison dernière dans le Val d’Aoste. Mais ce sera probablement l’objet d’un autre chapitre…
Revenons donc au refuge de la Selle, où le petit déjeuner touche à sa fin. Nous serons le deuxième groupe à quitter les lieux ce matin, une triplette d’avions de chasse affutés et suréquipés sont déjà en train de finir de chausser. Ils ont d’avantage l’allure d’aspi’ (-rants guides) ou d’enfants du pays que d’agents immobiliers. En tout cas, ils n’ont pas l’air d’être venus pour acheter du terrain.
Nous chaussons à notre tour nos souliers de vairs et de carbone, avant d’enfiler dans la pénombre nos baudriers chargés de quincaillerie et de rêves de hauteur. Heureusement que les rêves ne pèsent pas lourd, car on est déjà bien âprement chargés. C’est généralement le moment que choisit un des membres du groupe pour un rituel « J’pense qu’on a pris trop de trucs ».
Il n’y a plus qu’à couvrir minutieusement la semelle de nos skis de nos peaux de phoque, et c’est enfin le moment de se frotter au petit matin. Le soleil doit être en train de se lever, là-bas, de l’autre côté des montagnes. Nous ne sommes pas en avance. L’air est froid, sec, saisissant. Aucun son ne nous parvient, tandis que, fin prêts, nous détaillons du regard une dernière fois la partie visible de notre itinéraire. Une première trace tire vers le nord ouest, longeant le pied de la face Sud du Pic de la Grave, avant de traverser et de se perdre sur le glacier de la Selle. La ligne de crêtes qui le domine semble ciselée sur un horizon limpide. Au loin, quelque part entre la Tête Nord du Replat et le Râteau, nous attend l’objectif le plus significatif de la journée : la brèche du Râteau. Le plan est d’arriver jusqu’à son pied, et de la franchir pour accéder au vallon des Etancons. Quelques manip’ de peaux plus loin, nous devrions être au refuge du Promontoire en début d’après-midi.
Notre caravane se met en route silencieusement. Les skis glissent en rythme sur la neige encore dure et froide. La trace ne comporte aucune difficulté, même si la traversée sous la Pointe de Thorant nous réserve quelques passages traîtres. Hésitation sur les couteaux (sortes de crampons pour skis), mais une fois encore, on a fait les génies, et on se retrouve en situation de les chausser au pire endroit. Parce que c’est encore au pied du mur (gelé) qu’on le voit le mieux, le mur. Un peu de concentration, la résilience de nos carres et l’amorti des ménisques du genou amont feront l’affaire. Nico galère un peu. Ils ont l’air bien ses nouveaux skis, mais ils sont à peine larges pour ce genre de galère. Charlotte, elle, a le sourire, comme d’habitude. Un sourire avec quelques « putain ça glisse », mais un large sourire quand même, entre deux joues rougies par la bise qui s’est levée.
Les premiers rayons de soleil nous rattrapent sur le faux plat qui nous mène au pied de la brèche. Le lieu est désert, le vent nous offre un répit salutaire au moment de déchausser les skis. Le soleil aussi est aux abonnés absents. Ce qui fait que l’un dans l’autre, et la sueur dans le dos, il caille. Pour éviter qu’une vilaine glissade ne nous fasse perdre du temps dans la trace gelée, nous décidons d’un commun accord de chausser les crampons. Pour qu’il y ait au moins un élément de matos qui nous serve. Il y a bien quelques marches, mais la pente est encore bien dure, et le crissement des pointes avant marque le début de notre progression dans cette section plus redressée. Le topo dit 45°. Le topo dit toujours moins que le ressenti. Genre vulgaire 35° en neige polyester alors que vous avez l’impression de faire la face Nord de l’Eiger avec des chaussures de plomb et des torrents de lave glaciaire qui déferlent tout autour de vous.
Vous vous demandez bien à quoi ça ressemble, lde a lave glaciaire ? A un bel oxymore, pour commencer.
Quelques coups de piolet plus tard, C’est Maxime qui arrive au sommet de la brèche le
premier. Pas le genre à faire le coup de la panne, l’ami Maxime (blague de matos d’alpinisme, la panne étant une partie du piolet, utilisée pour tailler des marches dans la neige notamment). Nous
le rejoignons rapidement, les skis sur le dos. Clouc clouc, on retire les sangles du sac, pfffft pfffft on cale bien les skis sur une petite plate forme de neige, et puis tac tac on remet les fix
aux pieds.
Merde.
Klink puis re-tac, j’avais pas tourné la fix gauche en position descente. Grand classique.
Nous prenons encore quelques instants pour contempler les lignes environnantes, le visage inondé de la lueur sucrée du petit matin. Le soleil est déjà assez haut dans le ciel, et le couloir Est qui doit nous conduire au vallon des Etancons n’a pas attendu l’ami Ricoré pour commencer à transformer. Honneur aux dames, Charlotte s’engage la première dans la descente. Une première section à quarante degrés vient récompenser notre opiniâtreté. Le rendez-vous avec ce couloir prometteur n’est pas manqué ! Les virages s’enchaînent avec aisance, nos mines concentrées sont à peine troublées par un rayon de malice et de joie. Il a neigé avant-hier, les conditions sont parfaites, le lieu, désert et les traces encore rares, malgré la popularité de cet itinéraire. Bientôt la pente s’adoucit, alors que nous plongeons vers le fond des Etancons, 700m plus bas, à l’ombre du Promontoire. Nous voici désormais bien réveillés, le cœur léger et les cuisses lourdes : nous n’en avons fait qu’une bouchée !
Quelques gorgées d’eau fraîche (encore un truc qu’on porte souvent en trop grandes quantités pour rien), une poignées d’amandes et une tartinade de crème solaire plus tard (« T’es sûr Nico que tu veux pas ? Tu devrais. (…). Oui il est tôt, mais pour ton nez il est peut-être déjà trop tard !), il est déjà temps de remettre les peaux pour en découdre avec la dernière ascension de la journée. Six cent mètres de grimpette régulière pour atteindre le sommet de l’ancien bassin glaciaire des Etancons. Oui, quand les activités humaines les ont si bien fait reculer qu’ils ont fini par tomber, on parle de « bassin glaciaire », et non de glacier. Les trentenaires dans mon genre peuvent déjà commencer à réfléchir à la façon d’expliquer à leurs enfants à quoi servaient les broches à glace pendues dans le grenier. Et que non, ce n’est pas pour faire un méchoui avec des Carte d’Or Choco-caramel.
A ce stade de notre épopée, et à une échelle moins planétaire, se pose la question de la thermicité.
Je vous fais le topo, il est assez invariable :
- Arrivée au col après montée en mode élasticité ménisquale et usine à charbon : je vire tout et je jette en boule dans un coin. Comme y’a pas de coin au col, ça tombe dans la pente. Merde. Nico t’as pas une paire de lunettes en rab ?
- Fin du retrait des peaux. Début de l’épisode venteux. Il caille. On remet les couches trempées. Nickel. Je savais que j’aurai dû prendre un truc sec en rab. Je t’avais dit qu’on serait juste en matos.
- Début de la descente. Majoration des doses de vent. On a vraiment bien fait de remettre la doudoune. Qu’est-ce qu’on est malins, et pis des vrais montagnards avec ça. On me la fait pas, à moi.
- Milieu de la descente. Ça chauffe les cuisses. Ça tire le sac. Faudrait voir à augmenter l’entrainement vélo en rentrant. J’vais pas m’arrêter au milieu, les autres continuent. Ça fait con. Tain il fait vraiment chaud.
- Fin de la descente. C’était trop cool. Meilleure descente de la saison / de l’année / de la vie. Trop stylée franchement. Bon par contre il fait un peu chaud non ? Vous avez pas chaud vous ?
- Faut remonter. Le refuge n’ayant pas prévu de descendre, va falloir remonter si on veut pas faire un concours d’igloos. Donc remettre les peaux. Dans le vent. Et y’a plus de soleil. Tient, en parlant de ça. Nico t’as repris tes lunettes ? Je suis sûr de les avoir posées là. Re-merde.
Quelques errements thermiques et autant de centaines de mètres plus haut, nous voilà enfin arrivés en vue du refuge du Promontoire. Nous ne sommes pas seuls, précédés et rejoints par de nombreux groupes venus directement de la Bérarde, ou descendant du col du Pavé.
L’après-midi est bien entamée désormais, le soleil poursuit paresseusement sa route. Il devrait disparaître quelque part entre la soupe et la polenta, faisant taire les conversations animées (« Et vous êtes pas au CAF vous alors ? »), collant les nez aux fenêtres et les mains à la rambarde de la terrasse, suspendant le fil de nos vies trop remplies aux sommets embrasés par les derniers instants du jour.
Le dessert avalé (« je sais pas si tu peux en ravoir Nico, faut demander à la gardienne. Je crois qu’elle s’appelle Sandrine. » Sandrine n’avait probablement pas prévu que Nico avait
besoin de 9000 kcal journalière pour maintenir son métabolisme de base), il est l’heure de tourner quelques pages. Comme dans beaucoup de refuges français, les ouvrages si reconnaissables de chez
Guérin peuplent de nombreux recoins de la salle commune. L’histoire ne dit pas si un alpiniste a un jour réussi à boucler plus de deux chapitres avant de céder à
l’appel ronflant des dortoirs.
Max et Charlotte, en tout cas, ont pris un peu d'avance, et semblent avoir trouvé facilement l’entrée de leurs sacs à viande...
A suivre…
Crédit photo : Risque 4 vers Vaujany avec Noja No.
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