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Easter's Plan 2/2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Refuge du Promontoire. Perché à plus de 3000m d’altitude, à l’abri de la reine Meije, accroché à un éperon rocheux sur les flancs du glacier des Etançons. La nuit a été longue, réparatrice, après de mémorables agapes à la table généreuse de notre hôte. Aujourd’hui, c’est grasse matinée, on se lève à 6h. La journée est longue, mais les difficultés seront concentrées sur la première moitié, et l’itinéraire est presqu’entièrement situé en face nord. Comprendre que la neige y est moins souvent et moins longtemps exposée au soleil, et donc relativement protégée des transformations induites par le rayonnement. Si ce n’est toujours pas clair : c’est pas comme hier. On n’a pas besoin de se bouger le fondement pour être super tôt dans le petit couloir qui voit le soleil dès les premières lueurs.

 

Le programme du jour n’en est pas moins conséquent. Il s’agit de relier le refuge de l’Aigle, en franchissant deux passages délicats : la célèbre brèche de la Meije, et le passage du Serret du Savon. Une fois au refuge de l’Aigle, nous n’aurons plus qu’à entamer une longue redescente vers le village de la Grave, où nous attendent nos voitures, et du rab de bouffe pour Nico. Au cas où il aurait un petit creux. C’est de là que nous sommes partis il y a désormais deux jours, concédant une entorse à notre discipline de grimpeurs, en empruntant les remontées mécaniques pour prendre pied sur le glacier de la Girose, avant de redescendre par une combe ambiancée sous le dôme de la Lauze, vers le refuge de la Selle. Le rituel des matins en refuge se déroule sans faillir : petit déjeuner, brossage de dent (point hygiène, précieux sur les itinérances de quelques jours. Aurait des pouvoirs purifiants sur l’ensemble des muqueuses et autres téguments), sac sur le dos, descente des escaliers, arrivée dans les pièces de stockage du matériel, sac par terre. Remontée des escaliers. Double remontée des escaliers, pour regagner le dortoir et récupérer la frontale oubliée sous l’oreiller. Redescente des escaliers, re-pièce à matos. Ouf, tout est là, les lutins du coin n’ont rien piqué.
Petit conseil à vos enfants, petits et grands : vous avez paumé ou cassé un truc important ? Vous rentrez de soirée après l’heure demandée ? Le plat prévu pour le lendemain a mystérieusement disparu ? Mettez ça sur le dos des lutins. Ça fonctionne à chaque fois. Et ce n’est pas Alexandra Lelaidier qui me contredira.

 

Reprenons où nous nous étions arrêtés.

 

C’est-à-dire à la récupération et à l’inventaire du matos laissé dans des petites bannettes en plastiques toute rigoureusement identiques, alignés dans des casiers étriqués. Dans la pénombre des dernières heures de la nuit, c’est la recette inratable pour faire de la salade d’alpinistes à moitié réveillés. Une fois votre matériel en main, il s’agit de tout remettre dans le sac. Ou sur le sac. Mais si ça rentre, ça rentrait hier et Nicolas a mangé la moitié des provisions. Donc ça DOIT rentrer. Bon tant pis, je vais le foutre ailleurs. Allez hop, je l’accrocherai sur le baudrier, ça ira bien. Il s’agit ensuite de faire tenir le piolet sur les sangles idoines du sac susnommé. Là encore, autant de recettes que de saints au panthéon de la croyance populaire montagnarde. Il devrait en exister un qui serait responsable de la protection des piolets qui tombent du sac au premier virage d’ailleurs. Mais je digresse. Plus d’une page que cette journée a commencé, et on n’est toujours pas partis du refuge. Alors on enfile son baudrier et on se met en mouvement. Non pas comme ça, t’as vrillé une sous-cutale (oui, c’est exactement ce que vous pensez), t’as plus qu’à tout refaire. Voilà, comme ça c’est mieux. ‘tain j’ai l’impression qu’on a pris trop de matos, non ?

 

Ce matin, c’est Maxime qui ouvre le chemin. On rentre directement dans le vif du sujet, avec 300m de dénivelé, à l’aplomb de la brèche de la Meije. Il a neigé cette nuit, et la trace est difficile à parcourir. Nous nous relayons, tandis que la pente se redresse à l’approche de la première difficulté de la journée. Les dépôts importants de neige fraîche, posés sur une sous-couche très transformée et sujette au regel nocturne rendent la progression franchement difficile. Pour ne pas dire pénible. Pénible, pour vous donner une idée, c’est quand vous vous retrouvez à quatre pattes dans plein de neige mal accrochée, vous interrogeant vigoureusement, et au bénéfice de l’ensemble de vos compagnons de cordée, sur le sens profond de l’expérience que vous êtes en train de traverser. Qu’on pourrait résumer à : « ne pas dormir, se lever plus tôt que pour aller bosser, tout ça pour se cailler le cul dans un passage mal foutue avec de la neige rangée n’importe comment, un sac trop lourd, et redescendre au point de départ ensuite. Tout ça n’a aucun sens. Ça n’a pas de sens. » Quelques vitupérations et onomatopées plus tard, nous parvenons finalement à la brèche de la Meije, cette zone de faiblesse située entre le Râteau et les sommets de la Meije.

 

Le topo nous avait prévenu (toujours écouter le topo), et les récentes chutes de neige n’y changeront rien : les premiers mètres « ne passent pas » avec les skis aux pieds. Obligés de tirer un rappel. Pour ceux qui ne connaissent pas, la technique du rappel consiste à choisir un point fixe à l’endroit où vous vous trouvez, qui aura volontiers été doté de quelque cordelette, ou, dans le meilleur des cas, accessoire métallique agrémenté d’une chaîne. De ce point (pas vraiment choisi du coup, ou alors par les mecs qui sont passés avant vous. Bande de nazes), et à l’aide de deux brins de corde d’un diamètre et d’une résistance suffisante, vous n’avez plus qu’à faire coulisser votre masse corporelle vers le bas, en vous méfiant de plusieurs écueils. Maîtriser sa vitesse d’abord, à l’aide de divers accessoires plus ou moins coûteux et faciles à utiliser. Éviter de barboter du caillou et des bouts de trucs sur les copains qui sont déjà en bas. C’est comme à la cantine, on balance pas de saucisse-purée sur ses petites camarades, c’est plus sympa. Enfin, et c’est un point capital si vous voulez être à l’heure pour le goûter : prendre garde à ne pas entraver la corde dans les pièges que vous tend la montagne : rocher qui dépasse, arbre avec plein de petites branches merdiques, vire maléfique dévoreuse de corde à double. Les possibilités sont nombreuses. Une fois ces obstacles évités, vous voilà arrivés en bas, au bout de la corde mais pas de vos émotions. Il ne reste plus qu’à tirer dessus (la corde), et du bon côté (sinon le gros nœud se coince dans le relais et c’est tout niqué pour récupérer l’ensemble), et le tour est joué !

 

Dans notre cas, le prochain tour de passe-passe consister à progresser sans traîner sous les différents sommets de la Meije. L’endroit est sublime, minéral et glaciaire, peuplé de séracs menaçants (sortes d’immeubles HLM constitués de morceaux de glaciers cherchant à rejoindre la vallée) et de crevasses dormant sous les ponts de neige. C’est le passage le plus exposé du jour. Exposé, c’est un mot de la montagne pour dire « un peu dangereux et à risque pour votre intégrité corporelle ». L’enchaînement est laborieux, associant une descente, une petite remontée, une re-descente, qui devra finalement nous mener au deuxième passage clef du jour : le Serret du Savon. Si vous avez bien suivi le récit de la veille, vous vous souviendrez que chaque transition montée / descente demande un peu de temps, de sortir les mains des gants, et de résoudre le dilemme thermique posé par l’association de l’effort et des températures parfois extrêmes de l’environnement montagnard. Mais aujourd’hui, les conditions sont assez clémentes, et en cette fin de saison, nous sommes rompus à ces manœuvres de peaux et de doudounes.

 

Skis sur le dos, pour la deuxième fois de la journée, nous voilà donc partis à l’assaut du passage du Serret du Savon, qui défend l’accès à la partie supérieure du glacier du Tabuchet et au refuge de l’Aigle. Les 150m de difficultés sont réguliers, 45° selon le topo. On n’a pas pris de rapporteur pour vérifier, mais la trace est plaisante, encore abritée du soleil et du vent, joueuse sans être vraiment dangereuse. La neige fraîche et abondante rend l’exercice agréable, nous offrant confort et stabilité à chaque pas. Les visages sont détendus, bien que concentrés. Crampon, crampon, piolet. Crampon, crampon, piolet. Les cordes sont restés dans le sac, l’endroit ne justifie pas vraiment leur usage. Par gain d’énergie, et de temps. L’inclinaison de la pente suffit à attirer notre attention sur l’intérêt d’éviter la chute, et l’encordement peut même représenter un danger supplémentaire dans des pentes de neige, précipitant au tapis deux joueurs plutôt qu’un seul en cas de faux pas. Comme disent les guides « là c’est pas dur, mais faut pas tomber ». C’est ainsi que, sains et saufs, nous parvenons à la brèche, alors que la matinée est déjà bien avancée. La fin est débonnaire, une traversée ascendante de quelques mètres jusqu’au refuge de l’Aigle, niché au cœur du Parc National des Écrins, joyau de nature à la sauce haute montagne. L’endroit est magistral, à l’abri des sommets de la Meije et de la Tête des Corridors, dominant de sa haute stature les glaciers de l’Homme et du Tabuchet. Un ermitage pour amoureux des grands espaces à l’air raréfié.

 

C’est le point culminant de notre épopée, à presque 3500m d’altitude. Un intense sentiment d’accomplissement et de plénitude nous envahit collectivement. Les joues de Charlotte rougissent à nouveau, mais de bonheur cette fois ci ! Nico vient rompre ce moment de félicité : « on mangerait pas un truc ? J’ai la dalle ». Mangeons donc un truc, où plutôt ce qui nous reste. Il va être temps de redescendre dans la vallée. Heureusement, les gardiens de refuge sont toujours prêts à porter secours aux estomacs affamés des alpinistes en quête de calories et de réconfort. Allez hop, une part de tarte poire-choco pour le dessert, un café pour réveiller la bonne humeur, et il va falloir penser à redescendre ! Amitiés et remerciements aux gardiens des lieux, en attendant de se revoir. « Oui il faudra qu’on revienne. Ben oui, pour faire la Meije ! Cet été peut être ? Oui promis on pensera à réserver. Ça a l’air trop beau, on va vraiment essayer de revenir ! Merci pour le café ! ». Ça doit bien les faire marrer de nous voir monter jusqu’ici, nous les alpinistes à la petite semaine, les citadins invétérés, les grimpeurs du dimanche (et aussi du mardi, du mercredi et du vendredi, quand la salle était encore ouverte…), les assoiffés d’air alpin, les croqueurs insatiables de couloirs enneigés et de lignes pitonnées…

 

Deux mille mètres de descente nous attendent, dans un environnement qui semble vierge de toute activité humaine, jusqu’à parvenir en vue du village de la Grave, et de la route qui monte au col du Lautaret. Ce coup-ci, on est obligés de faire des pauses. Déjà plusieurs heures qu’on est sur le pont, sans compter les deux nuits en refuge et les acrobaties de la veille. Ce n’est pas si déplaisant, de prendre son temps. Comme pour dilater les minutes qui nous séparent du retour au goudron détrempé, du moment fatidique d’extraire nos pieds endoloris de leurs coques de polymère et de carbone. Comme pour imprimer un peu plus encore sur nos rétines ébaubies le moindre relief de ces étendues immaculées, enrichies de l’or blanc tout juste tombé du ciel.

 

Les derniers virages sont déjà là. Les corps sont fourbus, les esprits repus d’aventure. Nous avons eu notre dose de voyage, intérieur et extérieur. Mais bientôt, il faudra revenir, pour aller voir ce qui se passe là-bas, un peu plus haut, sur cette autre montagne, de l’autre côté de ce col si attirant, au pied de cette pointe magnétique, le long de ces lignes acérées, et du terrain de jeu infini qu’elles nous offrent…

 

Photo : arêtes du Gerbier - Décembre 2019

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