Eté 2019.
Après quelques errances, nos projets d’ailleurs se sont arrêtés sur le Tadjikistan, petit état montagneux et méconnu d’Asie Centrale. Cette région, aux confins de l’Europe et de l’Asie, carrefour des routes de la Soie, voit son hospitalité légendaire égalée par son histoire tourmentée. Les vallées minérales et austères se souviennent encore des conquérants perses qui les traversèrent. Le « toit du Monde », ainsi que ses habitants le nomment, fut plus tard avalé par l’Union Soviétique, et exploité pour ses ressources minières et son extraordinaire réseau hydraulique. Le Tadjikistan fut le théâtre des affrontements silencieux entre Est et Ouest durant la Guerre Froide, le terrain de jeu des espions de la fin du siècle dernier, et aujourd’hui le rempart contre les courants religieux les plus intégristes émanant de son voisin afghan. Le pays comporte plusieurs régions, ayant chacune ses spécificités géographiques, culturelles, ethniques. L’une d’elle est assurément la plus reculée, la plus mystérieuse, la plus porteuse de fantasmes et de rêves de routes poussiéreuses, la plus peuplée de chèvres duveteuses, et la plus difficile d’accès. Il s’agit du GBAO, pour Gorno-Badakhshan Autonomous Region. Les moins polyglottes préféreront certainement le nom de « Pamir ». Ces deux syllabes contiennent la quintessence de l’aventure : vallées prodigieuses, plateaux arides parcourus de routes infinies, glaciers aussi vieux que le Monde. Là-bas nous attend l’opportunité rare d’un voyage dans le temps, à la rencontre d’un peuple nomade, dont tout nous sépare. En route pour l’aventure !
C’est par la petite porte que nous avons donc choisi de gagner Murghab, « capitale » du Pamir. L’occasion pour moi de retrouver le sol kirghize, puisque c’est à Och, deuxième ville du
Kirghizistan, que notre périple commence. Quelques heures de route séparent l’aéroport du col Kyzylart, frontalier entre les deux pays, et situé à près de 4300m d’altitude. C’est après une courte
nuit (2h sur planche de bois dans petit hôtel pourtant très mignon = courte nuit) que nous prenons donc la route, en compagnie d’Abdu, qui sera notre chauffeur jusqu’à Murghab. La barrière de la
langue nous sépare, mais le dialecte des signes semble efficace ! Quelques airs de Bob Dylan dans l’autoradio capricieux d’un 4x4 japonais sans âge viennent sceller notre alliance. Pas notre
genre, de nous faire conduire, pas plus que de nous faire mener en bateau d’ailleurs, mais nous avons dû nous rendre rapidement à l’évidence : il semble presqu’impossible dans cette région
du monde de louer un véhicule sans les services de son propriétaire. Après réflexion, la stratégie semble fondée, puisque ni Lucie ni moi n’avons de master en réparation de moteur asthmatique et
que nous n’avons pas la chance d’avoir 6 mois de vacances devant nous. Au cas où il faille faire le chemin du retour à dos de mulet. Le passage de la frontière a des relents de Guerre
Froide : militaires armés aux mines patibulaires, cahute en ruine et véhicules blindés défendant des étendues désertiques à perte de vue. Pendant que les propriétaires des chiens errants
tamponnent nos passeports, nous nous lançons dans quelques séries de squats. Histoire de voir si, vraiment, on est bien au dessus des 4000m. La réponse a très vite été oui. Il est vite temps de
remonter en voiture, avant de plonger sur une route-piste chaotique vers l’immense lac Kara-Kulm. « Les habitants du Haut-Badakhshan vous accueillent » aurait-on pû lire sur le bord de
la route, eussions nous possédé quelques bases de russe. On se sera contentés de trouver le panneau joli.
Les bergers Kirghizes sont largement majoritaires dans cet environnement isolé et désolé qu'est la moitié orientale du pays. Les Kirghizes ne représentent qu’une infime partie de la population du
Tadjikistan, mais ici ils sont partout. Le Pamir est géographiquement et historiquement très proche du Kirghizistan. C’est le découpage arbitraire des frontières à la chute de l’URSS qui a, comme
ailleurs sur la planète, domicilié des ethnies entières au sein d’états qui n’étaient pas les leurs. La capitale administrative du GBAO est située à plus de six heures de route de Murghab. Les
Pamiris considèrent les habitants des vallées fertiles du reste du pays comme des nantis, favorisés par le gouvernement, tandis que les citadins des grandes villes de l’ouest du pays ont de ces
peuples nomades une image peu enviable. Guère plus reluisante que celle de bergers ayant manqué le train de la civilisation et économiquement dépendants des subsides octroyés par le pouvoir.
Ces terres arides, inhospitalières, balayées par les vents catabatiques, ne sont reliées au reste du Tadjikistan que le fin cordon ombilical que représente la mythique M41 - la Pamir Highway. Ce ruban, véritable ligne de vie qui relie Murghab et ses environs au reste du pays, alterne sections d’asphalte rectiligne érodé par les hivers impitoyables et lacets escarpés. La route est un Eden pour les cyclotouristes au long cours, aventuriers crasseux et poussiéreux parcourant de leurs semelles pleines de rustines cet itinéraire mythique. Nous en croiserons plusieurs au cours de notre voyage, aux profils variés, mais toujours partis depuis des mois, alignant avec ténacité les kilomètres qui les séparent de leur objectif. Rencontres improbables que ces hommes et ces femmes, allochtones affrontant la rudesse des conditions de ce désert d’altitude, avec pour seules armes leurs roues, leurs chaînes, et un épique kit de réparation. Troisième sacoche gauche, celle qui touche par terre dans les virages trop prononcés. Difficiles d’imaginer que ces pèlerins à vélo ont déjà parcouru des milliers de kilomètres sur ces montures surchargées et rapiécées. Seuls ou en couple, plus rarement en groupe, chacun y va de sa recette imparable pour survivre aux âpres montées et aux périlleuses descentes exposées aux vents infatigables et capricieux. Nababs confortablement motorisés, nous leur offrons notre sourire, et un peu de notre bonne odeur de voyageurs fraîchement débarqués de l’avion, avant de poursuivre notre route vers Murghab.
Aux confins orientaux du pays, à quelques encablures de la Chine et du Pakistan, et après un intermède « crevaison » avec vue sur moraine, c’est au détour d’un nouveau virage que le bourg nous apparaît. Ce qui n’était qu’un point sur une carte prend corps à mesure que nous nous en approchons. Ici, l'électricité sans coupure relève du miracle et les puits de village résistent encore à l'avènement de l'eau courante... Le village est coupé du reste du monde plusieurs mois par an, affrontant dans la solitude l’adversité des températures extrêmes et le manque de denrées périssables. La terre est ici bien avare de récoltes, et l’économie locale repose essentiellement sur l’élevage caprin, les petits boulots et l’accueil des rares touristes pendant les mois d’été. Les maisons de torchis sommeillent à côté de bâtiment plus robustes, héritiers décrépis de l’époque Soviétique. Fourbus et poussiéreux, nous profitons de l’accueil souriant de nos hôtes. L'hospitalité légendaire des Pamiris n’est pas née d’hier. Pas plus qu’elle ne serait feinte, ou intéressée par la perspective d’une rétribution ou de biens matériels. Le voyageur, quelles que soient sa destination et son histoire, est un hôte sacré. La prévenance, la sincérité de hommes et des femmes qui nous logent et nous nourrissent sont héritées des traditions nomades et des caravanes parcourant les anciennes routes de la Soie.
Les tasses de thé fument, nous y trempons nos lèvres assis à même le sol, autour de tables recouvertes de nappes colorées. Le liquide chaud et astringent vient parfaire le sentiment de félicité du voyageur qui a trouvé un endroit sûr et confortable pour la nuit. Dehors règne une chaleur implacable, le soleil au zénith inondant les rues irrégulières de cette oasis de civilisation. Tout alors est exactement comme cela devrait être : quelques mots de français sur un dessin d’enfant accroché au mur, la blancheur de l’enduit illuminant les murs des étroites chambres sans fenêtre, l’anglais teinté d’ailleurs de la maîtresse de maison, le sourire franc qui habille son visage hâlé. Sur le chemin qui nous mène au puit voisin, les regards étonnés autant qu’amusés des enfants suivent notre sillage. Le contact froid du carrelage de la salle d’eau est presque familier. C’est celui de toutes les « douches » glacées prises loin de chez soi, avec le petit morceau de savon qui glisse et le poil qui se hérisse à la première ablution...
A ce moment précis, nous en sommes convaincus : nous voilà arrivés sur le toit du Monde. Et ce qu’il a à nous offrir vaut plus que toutes les richesses de notre quotidien.
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