Murghab - Eté 2019 (toujours)
Matin du quatrième jour. La nuit sur les matelas posés à même le sol a été réparatrice, et nos arrivées nocturnes à l’aéroport d’Och
paraissent déjà loin. Notre départ pour les sommets n’est prévu que demain. Nous saisissons cette journée supplémentaire pour nous glisser dans la peau d’un des cyclistes croisés la veille. Pas
les blasés qui avaient l’air d’avoir pitié de notre condition de touristes conventionnels, considérant que « hors du voyage au long cours, point de salut ». Le décalage horaire ne
traite pas le déficit en bienveillance apparemment. Non, nous avons plutôt envie de partager avec les plus souriants d’entre eux l’abnégation à l’épreuve des nids de poule et l’accomplissement de
la victoire sur les petits cols des environs. Et puis, ça fera un bon exercice d’acclimatation.
Notre hôte avait l’air de trouver l’idée étrange, mais après tout, pourquoi pas ? Un coup de pompe dans une roue crevée, ça tiendra bien la demi-journée. Nous voilà donc équipés de fiers
destriers, qui comptabilisaient facilement à eux deux : trois pédales, une demi-paire de freins fonctionnels (+ les semelles des chaussures, ça fait une paire entière) et deux belles chaînes
rouillées. Bien plus qu’il n’en faut pour la vingtaine de kilomètres qui nous attendent. Nous quittons rapidement le « centre-ville » et gagnons les faubourgs du village. Notre passage
suscite l’étonnement: deux occidentaux, sans sac ni sacoche, sur des vélos très « couleur locale », quittant le village en milieu de journée avec un demi-litre d’eau, direction le
désert. De quoi être étonnés. Notre ballade nous mènera quelques kilomètres plus au sud sur la Pamir Highway, connue ici sous le nom de « M41 ». Malgré le faible dénivelé, l’air
raréfié des hauts plateaux se rappelle à notre bon souvenir à chaque tentative d’accélération. A moins que ce ne soit l’œuvre de nos transmissions exsangues. Peu importe la vitesse, le paysage
défile devant nos yeux au fil du vent de liberté qui vient adoucir notre effort. Un cours d’eau de carte postale parcourt paresseusement le haut plateau désertique, bordé d’étendues émeraude. En
dehors de la route sur laquelle nous progressons, aucun signe de vie humaine n’est décelable à l’œil nu. Un luxe inconcevable à notre époque. Nous sommes au bout du monde… Ou plus exactement, sur
son toit.
Le moment de notre départ arrive vite. C’est aussi celui de notre rencontre avec Noruz, fils d’un des guides du village. Il a lui-même été fraîchement promu guide à la faveur du lumbago de son père. Vingt-cinq ans environ, une gueule d’ange aux yeux d’amande, la bonté au creux des lèvres et la silhouette efflanquée des gamins qui ont grandi trop vite. Il a peut-être l’air d’un gamin, mais Noruz connaît les montagnes comme personne. Nous apprendrons au cours de notre longue marche qu’il est né à l’abri d’une vallée reculée, à plusieurs heures d’ici, dans une bergerie solitaire. Depuis, il les arpente en compagnie des animaux dont il a la garde, quand il n’est pas à l’université d’Och pour apprendre quelques rudiments d’anglais. Mais seulement quand les finances de la famille le permettent. Nous faisons justement une escale à la maison familiale, le temps de déposer quelques médicaments issus de notre trousse à pharmacie, et de récupérer des bidons de lait fermenté et d’essence blanche (blanche trouble, mais on appelle ça de l’essence blanche quand même) pour le réchaud. Il faudra qu’on songe à ne pas se gourer. Parait que ça brûle pas bien, le lait fermenté.
L’aventure commence donc aussi simplement qu’un rendez-vous avec Maksat et ses deux chevaux, sur le bord d’une route déserte. Maksat sera le quatrième compère de cette expédition. Il ne parle pas anglais, et nous on ne parle pas russe ni kirghize ni tadjik, mais on sent vite qu’on va bien se marrer. Et puis, l’effectif de notre communauté nomade vient de doubler. De tripler si on compte nos nouveaux potes quadrupèdes.
A l’époque de la préparation de ce voyage, Lucie et moi avions proposé de prendre nos petites affaires tout comme d’habitude : réchauds légers, une popotte pour deux, rations calibrées pour
limiter le portage etc. Grave contravention aux coutumes locales, comme nous le comprendrons très vite. Deux chevaux, il n'en fallait pas moins pour transporter les vivres et le lourd matériel
nécessaires à la survie de l’équipage pendant ces quelques jours. Le riz se compte en kilos, les casseroles sont en fonte, et le réchaud n’a rien à envier au piano de la cuisine de Monsieur
Paul (là j’exagère un peu). Nous aurons même le luxe d’avoir des fruits et des légumes frais par jour à chaque repas ! Ce transport d’eau entourée de fibres et de minéraux superflus fera
bondir les trekkeurs occidentaux, et leur croisade contre le moindre gramme superflu !
Nous réalisons rapidement que l'acclimatation nous fait cruellement défaut. Les sentiers caprins se montrent sans pitié avec nos organismes durement éprouvés par la rareté de l'air, de la
nourriture et du sommeil. Quelques jours seulement nous séparent de notre vie citadine, au niveau de la mer et du plancher des vaches. Le plancher des yaks, presque 4000m plus haut, nous rappelle
rapidement à l’ordre, générant un spectacle répété à chaque pause pour nos deux guides. Heureusement qu’elles sont rares, les pauses. Le rituel est à chaque fois le même : sac par terre,
vérification de l’aridité du sol sous-jacent. On enchaîne avec cul par terre, rapidement suivi de l’effondrement du propriétaire du cul sus-nommé. Position fœtale. Endormissement rapide et
profond. Réveil difficile, impression de retour de voyage interstellaire, option atterrissage brutal de capsule Soyouz à la sortie. Etat semi-comateux jusqu’à la prochaine échéance. Au
choix : ingestion de salade de trucs coupés en morceaux, montage de tente, toilette sommaire dans torrent glacé, rêverie contemplative devant paysage à la beauté sans cesse renouvelée. On a
vu bien pire, comme programme. Et les journées passent à toute allure, quand on passe la moitié du temps à somnoler délicieusement. Comme installés dans un couffin de coton qu’on aurait installé
devant un documentaire sur la faune et la flore des grands espaces inviolés d’Asie Centrale. Oui en fait, c’est exactement ça : on a l’impression de se balader bourrés dans un livre
d’images.
Cette douce ivresse se dissipe progressivement au fil des jours. Nous reprenons le dessus et surmontons les unes après les autres les difficultés qui se présentent sur le parcours. Les premiers cols tutoient le sommet de l’Europe, débouchant invariablement sur des vallées plus spectaculaires encore que les précédentes. Nous progressons à un rythme d'escargot, tandis que les Marco Polo (les gros bouquetins du coin) semblent voler au-dessus de pentes infécondes. Ce soir, nous dormirons à la lisière d’une tourbière habitée par des yaks indolents. Lucie est très contente. Elle aime BEAUCOUP ça les yaks. Le lieu est miraculeux, il semble nous attendre. Un abri de bric et de broc occupe le milieu de la vallée, assorti d’un amoncellement d’objets incongrus. Tous ont probablement leur utilité quand les familles de nomades montent pour l’estivage, et ils auront au moins eu celle d’éveiller notre curiosité. L’espace autour de nous est dégagé, défendu par ce qui pourrait être les résidus d’une moraine très éprouvée. Probablement une ancienne vallée glaciaire. Une rivière aux eaux claires et une source d’eau chaude (vraiment chaude !) ont remplacé les seracs depuis plusieurs siècles. Elle nous offre un moment d’une rare félicité. La température de l’eau est idéale, elle nous absout du mille-feuilles de crème solaire et de poussière qui recouvre nos téguments. Dans l’axe de la vallée, le soleil nous accorde ses derniers rayons. La luminosité subtile fait le bonheur de mon boîtier plein format. Le repas est vite avalé, peu de temps après la disparition des derniers rayons. La température chute drastiquement, et brutalement. Dire que les nuits sont fraîches est un euphémisme, et la découverte des torrents gelés aux réveils des premiers jours nous l’a bien appris. A l’abri de la tente, et de nos lourds sacs de couchage, le moment est propre à l’extase. Il n’y a pas un bruit, le troupeau de yaks entreprend sa transhumance vers le fond du vallon, une légère brume monte des terres humides qui nous entourent, comme pour tirer un rideau éthéré sur la journée de rêve éveillé qui s’achève… Zip la tente, bonne-nuit-à-demain, j’espère-que-je-vais-pas-trop-ronfler. Et nous voilà repartis pour un gros demi-tour de cadran !
Écrire commentaire