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23h22

 

Un jour de 2020 – quelque part en réanimation.

 

Une chambre, assez vaste, au milieu de laquelle se trouve un large lit. La pièce est plongée dans la pénombre, tandis que par les stores entrouverts filtre la lumière chaude d’un lampadaire. L’espace est ordonné. Une force imperturbable, et quelques hommes et femmes masqués, semblent garants de l’équilibre des lieux. Le silence qui y règne n’est troublé que par le bruit de fond de la ventilation et le souffle régulier d’une machine dans un coin de la chambre. L’occupant du lit central y est relié par des tuyaux annelés, suspendus au -dessus de son visage, animés d’un imperceptible mouvement à chaque insufflation du respirateur. Quelques voyants lumineux projettent de faibles halos autour d’eux. Lueurs faibles, mais suffisantes pour permettre de discerner les traits de l’homme qui occupe la pièce. Entre deux âges, plus vraiment jeune, pas encore vieux. La peau de son visage émacié luit dans la pénombre. Quelques gouttes perlent sur les reliefs de ce visage ridé d’avoir trop souri, dans une vie antérieure. La fine barbe argentée qui habillait ses joues autrefois rebondies a été rasée, quelques jours après son arrivée. Au dessus de sa tête, un écran affiche une série de chiffres. Des courbes de différentes couleurs défilent imperturbablement. Elles se sont entendues pour mener leur train à la même allure. Rien ne semble pouvoir arrêter leur course paisible.

 

Soudain, les paupières, jusqu’alors closes, frémissent, s’ébrouent, puis s’ouvrent complètement. Son regard a retrouvé l’éclat de conscience qui les avait quittées depuis plus de deux semaines. Quelque chose a changé dans ce regard. Un quelque chose teinté de crainte, et d’espoir.  Autour de lui, il ne discerne que quelques ombres informes, dans un environnement étranger.

 

Trois jours qu’il est réveillé, désormais. Ces premiers jours ont été ardus. Le retour des limbes de la ventilation mécanique, difficile. Passage obligé que cet entre-deux de conscience. Les alarmes du respirateur s’accordent avec celles des pompes automatiques pour jouer la symphonie du retour dans le monde des vivants, tandis que la froide lumière des néons jette un éclairage cru sur une vulnérabilité absolue.

 

Une blouse d’hôpital recouvre, sans les cacher, les reliefs d’un corps meurtri par des jours de voyage entre les deux rives. De l’échancrure du cou dépasse un pansement, taché de salive. Il recouvre l’endroit où se trouvait un cathéter, qu’« ils » ont retiré il y a quelques jours, « parce que ça allait mieux ». D’autres tuyaux dépassent, ça et là, en plus de celui qui se trouve dans la bouche, bien sûr. Les autres, il s’y est fait. Inconfortables plutôt que douloureux, leur présence indispensable a su se faire discrète, surtout depuis hier. Celui de la bouche est vraiment le plus difficile à apprivoiser. Une nuisance constante, à laquelle il est difficile de s’habituer. Impossible de parler, impossible d’avaler sa salive correctement. C’est aussi celui qu’« ils » utilisent pour aspirer « dans la trachée ». Comme il craint ces moments. Il sait que c’est indispensable, il voit bien qu’« ils » y mettent toute l’attention du monde, mais il ne peut s’empêcher d’appréhender le souvenir douloureux que ces aspirations laissent pendant de longues minutes.

 

Déjà trois jours…  

 

Déjà trois jours, et trois semaines qu’il avait lâché prise, ses yeux vissés dans ceux de la médecin du SAMU venue à son chevet, dans la petite maison de banlieue qu’il occupe avec son épouse. Tu parles s’ils avaient l’air content, les gens du SAMU. T’aurais vu l’épreuve pour se frayer un chemin jusqu’à la chambre à l’étage. Faut dire que depuis que leur ainé avait déposé la moitié de ses cartons chez eux, ça devenait difficile de circuler. Le confinement a été ordonné juste avant son déménagement. Au moins, il allait devoir revenir habiter à la maison pour quelques temps. De quoi leur offrir une cure de jouvence, et des bras vaillants pour aider à entretenir le jardin. La belle affaire.

 

Il ne se souvient que du regard de cette ombre masquée, dont il ne saurait pas dire si elle était blonde ou brune. Difficile avec la tenue de cosmonaute qu’elle avait revêtue sur le pas de leur porte. C’est sa femme qui lui avait décrit la scène, regardant par la fenêtre de leur pavillon. Lui était trop occupé à chercher son air, qu’un voleur invisible lui avait dérobé.  se souvient de son regard débordant d’empathie, et de ses derniers mots « laissez-vous allez, on s’occupe de tout. Quand vous vous réveillerez, vous serez à l’hôpital, et tout ira bien. Vous serez beaucoup mieux pour respirer, je vous le promets ». Et puis plus rien. Un voile indéchirable s’était refermé sur sa tête, ses mains, son corps tout entier basculant dans une spirale de ténèbres impénétrables. Plus rien.

 

C’était il y a trois semaines. Et le voilà attaché dans un lit, pour sa sécurité comme on lui expliquera plus tard. Pour éviter qu’il ne brise, par réflexe, le lien vital qui l’unit au respirateur artificiel, son plus fidèle compagnon depuis son arrivée ici. Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Quelques jours, quelques semaines, lui a-t-on promis. Le temps de se refaire une santé, de refabriquer quelques muscles, d’être capable de respirer seul. « Bientôt vous pourrez nous parler », on lui a promis…

 

« Bientôt », cela paraît si long… Quelle heure est-il ? L’horloge est trop loin, ses lunettes sont rangées quelque part. Il fait sombre. Quelques silhouettes fantômatiques glissent devant sa chambre, de l’autre côté de la porte vitrée. Toutes se ressemblent. Ce soir, c’est Marie et Simon qui s’occupent de lui. C’est déjà la deuxième nuit qu’ils sont auprès de lui. Il les aime bien, leurs voix le rassurent, quand l’attente devient trop insupportable, l’entente avec son respirateur trop difficile, la soif trop inextinguible. Simon a eu la main leste sur les petits bâtonnets au citron ce soir. Qui aurait cru qu’un arôme de synthèse puisse apporter autant de bonheur ?


Quelle heure est-il ?

 

Encore combien de temps ? Et que deviennent les autres ? Ceux qui sont restés « dehors » ? Il n’a pu voir personne, mais demain, on essaiera de se connecter avec les tablettes que des dons ont permis d’acheter pour le service. Lui qui a toujours aimé les gadgets et la technologie, il ne pensait pas qu’elle le servirait de cette façon. Ni dans cet environnement. C’est marrant parfois, la vie. Il sourit.

 

Quelle heure est-il ?

 

Ses yeux se referment. Il se rendort. Les rides de son front s’apaisent. A côté, seul le chuchotement du respirateur se laisse encore entendre.  Les courbes de l'écran de surveillance ont repris leur course régulière, presque rassurante.

 

Déjà trois jours. Il est 23h22.

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Commentaires: 1
  • #1

    LE CALVE-LASCAR Anne (mercredi, 22 avril 2020 09:05)

    Prenant, touchant, poignant, émouvant...mais Vivant.
    Merci pour eux, pour nous....