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Le rideau


Les personnages de cette fiction sont imaginaires. Toute ressemblance avec des personnages réels est fortuite.

 

Sur la place du village.

 

Ils sont tous venus. Pour certains, c’est la première fois, tandis que d’autres ont arrêté de compter. Les plus sages sont là, eux aussi. Quelques pièces rapportées sont de la partie. Ils ont un air un peu emprunté, presque hagard. Mais ils sont à leur place, comme les autres. On dirait une réunion de famille. Dans un coin de la pièce, une inconnue. Peu de gens ont déjà vu son visage, elle est déjà venue, quelques fois. Mais elle n’est pas d’ici. Enfin. Elle est d’ici, mais plutôt d’ailleurs, de là-bas. On l’accueille chaleureusement. C’est la coutume, on accueille toujours un invité, pour ce genre de réunions. Pour l’occasion, on a aussi ouvert quelques friandises. Cela créée un lien, réjouit les cœurs et les papilles. La boîte passe de mains en mains, quelques masques se soulèvent furtivement. Chacun prend sa place. Il n’y aura pas assez de chaises. Honneur aux dames, certains sont accroupis au sol. On n’est pas bégueules.

 

Un des plus sages réclame le silence, dit quelques mots. Puis, une femme prend la parole. Elle est petite, presque chétive. Impossible de lui donner un âge, ainsi vêtue. L’âge de raison, dirons nous. Sa coiffe laisse déborder quelques cheveux d’un noir de jais. Adossée contre un mur, son apparence est trompeuse, ne laissant rien paraître de sa grande expérience, et des déserts qu’elle a traversés. Son regard quitte rapidement les notes qu’elle tient d’une main assurée. Elle connaît l’histoire. Une histoire qu’elle raconte avec ses mots, précisément, sans hâte, n’omettant aucun détail. Le personnage principal de cette histoire n’est pas là. Il aura été retenu. Absent, il est pourtant dans tous les esprits. Pour certains, depuis plusieurs semaines, il fait même partie du quotidien. Beaucoup le connaissent bien. Sauf la femme inconnue, assise dans un coin. A cet instant précis, elle écoute avec une concentration inouïe, ferme parfois les yeux pour ne rien manquer, s’imprègne de chacun des actes de la tragédie qui est rejouée pour elle. Elle apprend à connaître ses protagonistes. Car le personnage principal n’est pas seul. Comme (presque) tout le monde, il a une famille, des enfants, une femme. Il a surement eu des parents. On le suppose. L’histoire comporte quelques ellipses, on raconte le passé. Le passé est un peu le prologue de l’histoire qui se joue entre ces murs. La femme aux cheveux d’ébène tâche d’y être fidèle, la plus fidèle possible, usant volontiers de quelques anecdotes. Une bonne histoire vaut mieux que beaucoup de scores. Un des convives décroche un sourire.

 

La femme se tait. Quelqu’un d’autre prend la parole. Résume l’histoire, ajoute son grain de sel, corrige l’acidité, reformule patiemment les zones d’ombres de cette intrigue singulière. L’homme qui parle désormais en profite pour ajouter l’éclairage d’un sage, absent ce jour. Il connaît par cœur notre personnage principal, cela fait des années qu’il déblaie le chemin devant lui. A sa façon, avec son regard, il a vécu le prologue de l’intérieur, chacun de ses détours, les ornières sur le chemin et les petites victoires au sommet. Tous sont cois, la femme inconnue écoute attentivement, les lèvres pincées, signe d’une intense concentration. Elle prend la parole. Sa voix est douce, elle parle bas, forçant chacun à prêter attention à ses mots. Des mots précis, précieux, pertinents. Pas un n’est de trop. Elle nous remercie de l’avoir conviée. Elle a bien entendu l’histoire qu’on vient de lui narrer.

 

Le silence est revenu. Une saveur riche et sucrée s’attarde encore quelques instants sur les papilles de ceux qui ont cédé à la tentation. Autour d’eux, quelques écrans veillent, chacun à son propre tempo. Il n’y a que des solistes, dans l’orchestre qui interprète la symphonie du quotidien. Et chaque partition est singulière.

 

Les regards sont pensifs, quelques fronts semblent soucieux, d’autres plus détachés. Quelques-uns n’ont pas encore pris la parole. On pose quelques questions, on veut être certain d’avoir bien saisi le nœud de l’intrigue, aussi bien que le plus petit de ses développements. Les regards se tournent vers un des écrans. Il manque une fin à cette histoire. Une histoire déjà longue, une épopée Wagnérienne, tétralogie magnifique aux accents parfois héroïques. Il y eut de grandes envolées d’espoir, des abimes de désolation, des montagnes d’optimisme et des vallées de déception. Depuis plusieurs jours, le ciel est sombre et orageux. L’avenir était incertain, il est devenu compromis. Seul reste le dernier acte à écrire.

 

Il manque une fin à cette histoire.   

 

Une fin que certains semblent avoir deviné, quand d’autres sont en train de s’y résoudre. Hier encore, ils voulaient encore y croire. Par conviction et par nature, avant tout. Par orgueil, peut-être un peu. Parce qu’on « se sera bien battus quand même… ». Par compassion, pour ceux qui resteront. Ceux-là, qui ne sont qu’une voix, au bout d’un téléphone. Conversations impossibles, où les silences remplacent les regards, une main tendue, un sourire, aujourd’hui défendus, pour sauver le plus grand nombre. Une voix, des prières, des espoirs, une confiance forcenée dans la sagesse de nos convives. Et des sanglots, depuis quelques jours. Eux aussi ont deviné la fin de l’histoire.

 

Personne ne veut s’obstiner déraisonnablement, et la fin de l’histoire s’écrit à l’unisson. Chacun porte sur ses épaules une partie du poids de ce dénouement. Certaines épaules en portent déjà beaucoup, d’autres accueillent péniblement cette charge nouvelle. « C’est normal, c’est toujours difficile au début. Mais tu as fait ce qu’il fallait faire. Nous avons tous fait de notre mieux. Ce n’était plus entre nos mains… » L’âge, la fatigue, l’attachement au personnage, les tragédies personnelles de la vie sans blouse, l’expérience : autant de déterminants de la largeur des épaules.

 

Les têtes au dessus des épaules se redressent. Certains visages sont marqués, certains sont déjà tournés vers la suite de la journée. La vie continue, la symphonie aussi. Les solistes de cet orchestre pandémique ont encore besoin qu’on batte la mesure de la partition qu’ils sont en train de jouer. L’assemblée se dissout lentement, la place se vide progressivement. Un des plus sages saisit le combiné. Quelque part, dans un ailleurs confiné, quelqu’un attend ce coup de fil, redouté. Douloureuse libération.

 

C’est la fin de l’histoire, et avec elle vient l’épilogue. Il sera doux, digne, humain. Une occasion maudite de rompre le confinement, pour entendre résonner ensemble les dernières notes.

 

Rideau. Cette fois-ci, n’y aura pas de rappel.  

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