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Voyage au bout de la Soie (3)

 

 

Aube fraîche sous le soleil du Pamir. A la sortie de la tente, une rivière de diamants nous accueille. Le ru qui serpente devant notre campement s’est figé de glace dans la nuit, se transformant en ruissellement scintillant. Le froid est vif, piquant. Le petit déjeuner est vite avalé, nous avons fort à faire aujourd’hui. Le plus haut col de l’expédition nous attend, assorti d’une belle distance horizontale. Chacun progresse à son rythme dans les pierriers chaotiques qui habillent les flancs de notre objectif. Cette ascension solitaire a quelque chose d’initiatique, propre à la méditation des déracinés volontaires que nous sommes. Les pierres roulent sous nos pieds, l’aridité des lieux décourageant toute tentative d’amasser mousse. J’ai l’impression de voler le long des derniers mètres, la vue d’un névé résistant héroïquement aux chaleurs estivales décuple ma détermination. J’apprendrai plus tard que, pendant qu’euphorique, je volais, Lucie évoluait plutôt en pleine déperdition flottante. Ambiance carence aiguë en acclimatation, rupture de stock d’oxygène, Ce qui explique qu’elle ait refusé de partager le Snickers® de la victoire une fois arrivés ensemble au col… Nous tutoyons les 5000 mètres d’altitude, un pied dans chaque vallée, entourés de mausolées minéraux aux mille nuances de sable et d’ocre. Le bonheur de l’effort transfiguré est au bout de nos mains, aux creux de nos yeux, au plus profond de nos rétines.

 

La redescente est facile, presque roulante. Nous retrouvons la végétation, et quelques cours d’eau asséchés. L’occasion de poser les sacs et de casser la croûte. Nous cédons au rituel délicieux d’une sieste méritée face aux glaciers dévalant les pentes écrasées de soleil. Le temps se contracte, et je ne garde que peu de souvenirs des heures qui précédèrent la fin de cette étape. A peine la mémoire floue de descentes hypnotiques le long de fond de vallées infinis, ou de quelques pas malaisés sur un relief de roches métamorphiques tranchantes. « Ici il faut pas tomber », comme disent les guides chez nous.

A moins que le caractère extra-ordinaire des événéments qui ont suivi n’ait éclipsé le reste.

 

Car c’est ici que tout commence.

 

Plantons d’abord le décor. Une yourte solitaire, dans une vallée déserte, marque le bout de la piste rejointe depuis peu. Non loin d’elle coule un ruisseau, entouré d’un gazon à faire pâlir un jardinier de golf anglais. Un enclos ouvert et quelques objets insolites rangés le long de la yourte suggèrent que le lieu est habité une partie de l’année. Il est déjà une heure avancée de l’après-midi, le soleil commence à décliner. Les occupants paraissent avoir déserté les lieux. Nous sommes seuls.

Presque seuls en réalité. Car deux chèvres paissent nonchalamment à quelques pas de l’emplacement de nos tentes. Elles sont minuscules, ont l’air incroyablement duveteuses, semblables à des peluches. Indifférentes à notre présence, elles déciment avec application les quelques brins d’herbe qui tirent encore leur épingle du jeu. Des bulldozers à sabots fendus, en pleine œuvre de dévastation de pâturage.

 

Les préparatifs pour la nuit vont bon train. Les tentes sont montées, les duvets prennent l’air et profitent de la lumière de cette fin de journée, tandis que nous nous appliquons aux travaux de couture et de lessive sommaire familiers des voyageurs à pieds. Soudain, l’horizon se trouble. Un nuage de poussière monte du fond de la vallée. Il se rapproche inexorablement de nous. Deux formes humaines précèdent le nuage de poussière. Nous sommes fascinés par ce spectacle autant que par la perspective d’avoir des compagnons pour la soirée. De toute évidence, les lieux ne sont pas aussi inoccupés que ce que nous l’avions pressentis. Quelques minutes plus tard, nous parvenons à discerner le couple, qui ouvre la route à un troupeau de plusieurs dizaines de chèvres. Des chiens jappent pour maintenir l’ordre dans les rangs.

 

L’homme et la femme sont de taille égale, d’une stature fluette. Leur pas est tranquille, de celui qui sait où il va, et pourquoi, sans avoir besoin de se hâter. Elle est vêtue d’une robe où domine le rouge, en sorte de satin épais, assez proche du corps. Ses chaussures, comme celles de l’homme qui l’accompagne, sont dans un drôle d’état. Sa tête est couverte d’un fichu coloré, tandis que l’homme arbore un chapeau traditionnel des bergers kirghizes. Leur teint est buriné par la rudesse des éléments, on parvient presque à ressentir physiquement l’épaisseur de la peau de leurs mains calleuses. Il est plus souriant qu’elle. La beauté de cette femme est certaine, mais froide, presque revêche. Les voilà désormais à quelques pas de nous. Nous les saluons timidement. Nos guides font quelques pas en leur direction. Ils ont l’air de se connaître. Une discussion s’engage, pendant que les chèvres se laissent docilement confiner dans leur enclos de pierres plates. Le chuintement de la barrière de bois branlant dans le vent est bientôt effacé par un bruit inhabituel. Celui d’un moteur. Il annonce une des scènes les plus insolites de notre séjour en terre pamiri.

 

Le véhicule qui vient d’arriver déverse plusieurs hommes, d’âge moyen, aux traits marqués et aux mains besogneuses. Un palabre s’engage. Pourtant à quelques mètres de l’assemblée, nous venons de nous dissoudre dans le paysage. Nous n’existons plus, notre présence est devenue translucide, à peine un souffle d’air venant caresser les pages du cahier d’écolier que la femme tient dans ses mains. Ces hommes sont selon toute vraisemblance les propriétaires du troupeau dont le couple a la garde. Tous rentrent dans l’enclos, avant que ne s’opère un étrange manège, dont nous sommes aujourd’hui encore bien incapables de comprendre les règles. L’une après l’autre, les élus caprins quittent la foule massée dans l’enceinte pour être chargés à l’arrière du pick-up sans âge. Certains animaux semblent comprendre que ce voyage motorisé n’est pas le prélude d’un avenir radieux. Le chargement est complet, des chiffres sont griffonnés dans des colonnes sur le cahier d’écolier. Nous ne voyons pas d’argent passer d’une main à l’autre, mais de toute évidence, une transaction a eu lieu. J’en veux pour preuve l’évènement qui suivit.

 

 

Nous sommes invités, presqu’avec brusquerie, à gagner l’intérieur de la yourte avec les nouveaux arrivants. Après quelques instants, nos yeux s’habituent à l’obscurité. La lumière de cette fin de journée filtre à travers l’orifice central de la construction de toile et de bois. Chacun prend place à terre, sur les tapis chamarrés recouvrant la terre battue. Ils forment le sol de la yourte, encerclant un poêle à bouses de yak qui diffuse une douce chaleur. L’atmosphère sombre et chaleureuse contraste singulièrement avec le vent glacial qui s’est levé à l’extérieur. La maîtresse de maison dispose prestement quelques carrés de tissus, vite recouverts de toutes sortes de victuailles. Des pains ronds et plats, cuits au feu de bois. Des assiettes remplies de sucreries emballées de couleurs vives. Les objets les plus intéressants sont certainement les petits ramequins remplis de lait de chèvre à divers stades de transformation. Cela va du fromage frais noyé dans le petit lait au fromage un peu moins frais, grumeleux, épais, garni de moisissures jaunes et rosissantes. Ces dernières semblent être gage de qualité. Ce qui ressemble à du beurre vient compléter le tableau. Fluide, il a une texture grumeleuse, une teinte jaune sombre, dégage une odeur âcre de graisse animale rancie. Au signal presqu’invisible de la maîtresse de maison, les invités rompent sans cérémonie les épaisses miches de pain. Les mains rugueuses plongent dans les récipients présents au centre de l’assemblée, portant goulument à la bouche les victuailles de ce festin improvisé. La transaction est scellée. Nos palais occidentaux nous suggèrent plus de réserve, mais il serait évidemment impensable de ne pas participer aux agapes. J’ai toujours été plus timoré que Lucie sur ce point, mais nous goutons à tout. Le beurre de chèvre n’avait pas que l’odeur de la rancidité. Gloups.

 

Aussi inexplicablement qu’ils sont arrivés, les propriétaires du pick-up quittent la yourte et se mettent en ordre pour reprendre la route.  Nous voici désormais seuls avec nos guides, et le couple qui habite ici. La suite de la soirée n’est pas entre nos mains. Manger dehors tous les quatre comme nous l’avions initialement prévu contreviendrait gravement aux règles sacrées de l’hospitalité. Nous n’avons d’autre choix que d’accepter l’invitation de nos nouveaux hôtes, et nous mettons en commun notre nourriture du soir et la leur. Quelle chance inespérée ! Le résultat sera un des meilleurs repas du séjour, surtout en s’abstenant de l’agrémenter du beurre déjà expérimenté. La nuit est tombée à présent, et nous tâchons de surmonter la barrière de la langue à l’aide des quelques outils à notre disposition. Notre répertoire kirghize est rapidement épuisé, mais déclenche des éclats de rire dans toute l’assemblée. Bonjour, merci, froid, vent, un petit peu, beaucoup, c’est bon, au revoir, je m’appelle Rodolphe. Le tour est vite fait, on ne progresse que de deux ou trois mots par jour… Heureusement, nous avons plus d’un tour dans notre sac. Les chocolats belges que je conserve précieusement pour les grandes occasions ne déclenche qu’un émoi modéré. Ils disparaissent sans autre forme de procès au fond des poches immenses de la blouse de l’homme. Les cartes postales de la France génèrent en revanche un intérêt beaucoup plus marqué. Versailles, la Tour Eiffel, les rues de Paris, quelques photos de montagne. Jusqu’aux confins du Pamir, la France attire et fascine. Nous leur offrons de faire leur choix parmi notre stock. Les cartes élues sont fièrement accrochées aux parois de la yourte, aux côtés d’une étrange figurine, et de cartes aux accents russes. Elles surmontent un petit poste radio bricolé, relié par un improbable réseau de fils dénudés à un groupe électrogène solaire. Le même qui sert à recharger les téléphones portables ou à alimenter l’unique ampoule de la pièce. Nous voilà donc en bonne place dans le foyer nomade, au moins jusqu’à la transhumance vers leur lieu d’hivernage. Mission accomplie.

 

Nous comprenons facilement qu’il serait encore tout à fait hors de propos pour nous de passer la nuit dehors. Contravention aux règles de l’hospitalité, vous vous souvenez ? Nous dormirons donc tous sous le même toit. La table est vite débarrassée, les dents encore plus vite brossées. Le froid et le ciel couvert n’incitent pas à la contemplation, ce soir. A l’intérieur de la yourte, tous se préparent pour la nuit. Nous sommes bien loin des petites yourtes de Lozère de la box cadeau sous le sapin de Noël. Point de lit queen size, de chauffage au poêle à granule ni de salle d’eau purifiée par la mare aux roseaux voisine. Quelques couvertures empilées font office de matelas, et quelques autres par-dessus permettent de se prémunir du froid. Ça, c’est le projet théorique. Dans les faits, la nuit sera sonore (grâce à nos guides), chaotique et glaciale, le volume intérieur de l’habitation étant trop important pour que nous parvenions à le réchauffer aussi efficacement que celui de notre tente. Peu importe le manque de sommeil, nous venons de vivre une des soirées les plus inattendues et spontanées de notre expédition. Cela vaut bien une paire de cernes.  

 

Note : J'aurais aimé assortir ce texte de photos de nos hôtes et de la traite des chèvres, mais la situation ne s'y prétaient pas, je ne le "sentais pas". Ces moments devait se vivre, non se capturer...

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