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Gitane. Sans filtre.

 

 

La scène se déroule sur une avenue sans beaucoup d’âme, dans une grande ville de France. Les particules fines ont déserté le ciel, offrant au soleil printanier un sursis de courte durée. Il est 9h passées. A l’abri des courants d’air de ce début de matinée, elle se grille une cigarette, adossée à la baie vitrée de la façade de sa grande surface. La fumée épaisse s’échappe de ses lèvres gercées. Elle a les traits altérés de ceux qui ont commencé leur histoire avec la clope il y a longtemps. Le visage de ces travailleurs pauvres qui se lèvent trop tôt, quittant un appartement trop petit pour aller bosser au centre d’une ville trop grande. Les mains fatiguées par les tâches domestiques et les gestes mille fois répétés. Ses épaules voutées paraissent dévorées par un cardigan gris sans forme, et sans âge. Un pantalon ajusté complète le portrait, d’une couleur indéterminable, qui se voulait probablement assortie au reste de sa tenue. Marque discrète de coquetterie, des chaussures colorées viennent éclairer les pas trainants de leur propriétaire. Elle écrase son mégot, le jette nonchalamment dans la poubelle voisine, regagne l’intérieur du magasin.

 

J’assiste à la scène depuis la queue du supermarché. Depuis le confinement, il y a désormais une queue pour rentrer, sorte de marelle pour adulte, sertie d’autocollants publicitaires. Voyons le comme une nouvelle façon de rajeunir un peu, cela permet de digérer l’étrangeté de la situation. Sortie de garde, la gueule à l’envers et le baromètre de la fatigue au cinquième sous-sol. Cela équilibre un peu avec mon compatriote qui a préféré descendre les cinq étages qui le séparaient du trottoir par l’extérieur plutôt que par les escaliers. J’eus préféré qu’il les empruntât, ou au moins qu’il choisisse une heure ouvrable plutôt que le milieu de la nuit. Mais on ne choisit pas ses parents, sa famille, ni le moment où le téléphone sonne.

 

Mon tour arrive. Bonjour Monsieur le vigile. Toujours pas de bombe ni de souche mutante Ebola dans mon sac aujourd’hui. Pas le genre de la maison, et puis ça fait moins de place pour ranger les courses. Bonne journée à vous aussi. Sourire fatigué (celui avec la commissure des lèvres vers le haut, et celle des yeux vers le bas), et en route pour l’exercice abhorré (deux lettres de différence avec « adoré », pour signifier exactement l’inverse) des courses en lendemain de garde. Faut bien manger, que voulez vous !

 

Un paquet de lame de rasoirs, deux bouts de trucs pêchés dans une mer pas trop lointaine, trois pots de yaourt, cinq-cent grammes de flocons d’avoine et huit rayons plus tard*, le sac est plein à ras bord. C’est le signe qu’il faut arrêter d’y jeter des trucs, et mettre un terme à la consommation désinhibée si caractéristique du lendemain de nuit (presque) blanche.

Caisse en vue. Impact dans 5-4-3-2-1. Tapis roulant fraîchement désinfecté, file d’attente déserte, petit voyant lumineux au vert, TéléPoche en pôle position et bonbons au réglisse pour pas sentir mauvais quand on parle, même à bonne distance sociale. La voie est libre. Derrière la caisse, la fumeuse solitaire me regarde. « Bonjour Monsieur, soyez le bienvenu ». Je lève la tête. Ses yeux à peine soulignés de noir dégagent une grande sérénité, autant qu’une gentillesse non feinte. Bonjour Madame, merci beaucoup alors. Déballage du contenu du sac. Chute du filet de truc de la mer dans les pochettes surprises, double rondade du pot d’anchois sur le rebord de sécurité. Ambiance retour de pêche trop arrosé. Elle me regarde toujours, avec indulgence cette fois ci. Elle attend patiemment que le chargement de mon sac soit tout entier déversé sur le tapis roulant encore humide. Attention tellement appréciable, deuxième service d’indulgence. Mes cernes, ma maladresse et moi finissons par mener à bien la périlleuse opération. Le bip-bip du lecteur de code-barres peut commencer. Bip bip, les trucs carrés et lourds dans le fond du sac, bip bip la motte de beurre dans l’interstice qui reste. Klang klang, le truc anti-vol des lames de rasoirs ne veut pas s’ouvrir. Finalement si. Tout vient à point à qui sait taper dessus très fort. Bip-bip, ce coup-ci j’ai pensé à mettre les œufs sur le dessus. Le dernier coup, mon sac m’a dit qu’il n’aimait pas les omelettes. J’ai retenu la leçon. Et je parle à mon sac en lendemain de garde. Prenez exemple sur la dame, un peu d’indulgence ne vous fera pas de mal.

 

Vient le moment de payer. Ce qui aurait dû n’être qu’une transaction électronique « code qui déverrouille de l’argent contre nourriture » a alors pris une toute autre tournure. « Vous avez l’air fatigué Monsieur, vous devriez aller vous reposer. Et surtout prenez bien soin de vous ». Sourire fatigué, option commissure des yeux vers le haut. Moment de grâce. Cette femme, travailleuse précaire, mal payée, abimée par les horaires décalés et les conditions de vie dégradées ne m’avait pas simplement rendu ma carte de fidélité. Peut-être qu’elle "n'a pas bien travaillé à l'école et qu'elle est devenue caissière" comme disent les mieux intentionnés des pédagogues. Peut-être qu'elle n'a pas bien eu le choix, ou peut être que si, et qu'elle l’aime, ce job. Cette anonyme, vêtue d’un cardigan gris et de chaussures grenat, rouage invisible d’une chaîne de consommation aveugle, première levée et dernière couchée (ça occupe, de chercher comment joindre le premier bout avec le deuxième) venait tout simplement de me faire cadeau d’un peu d’humanité. « - Et votre ticket de caisse ?  - Gardez le, merci, c’est gentil. Merci d’être là, et prenez bien soin de vous aussi. Bonne nuit ! »

Regard étonné. Transaction d’humanité. Vous pouvez garder la monnaie.

 

Photo : Supermarché Tadjik – Istraravshan

 

*Les amateurs de Fibonacci apprécieront.

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Commentaires: 1
  • #1

    régine (lundi, 27 avril 2020 17:03)

    Merci !