Trois mètres. Les plus signifiants de toute mon existence. Ex-aequo avec ceux que j’ai dû faire il y a une cinquantaine d’années, quand mon autonomie nouvellement acquise sonnait le glas de la tranquillité de mes parents.
Cela faisait neuf jours que je m’entraînais pour accomplir cet exploit. Neuf jours, sans compter les deux semaines de coma artificiel et d’assistance respiratoire complète. Je n’en garde pas beaucoup de souvenirs, mais il parait que c’est normal. Mon dernier souvenir est celui de mon arrivée ce service, où tout m’avait paru très « blanc ». Avant d’arriver en réanimation, j’avais fait un petit stage dans un service « normal ». Normal, ça veut dire que la couleur de la peinture était un peu passée, qu’on voyait un bout d’arbre par la fenêtre fermée et que les draps étaient un peu dépareillés. Derrière la tête de mon lit, une petite veilleuse et de quoi m’apporter l’oxygène dont je manquais. La bouffe n’était pas bonne, mais tout le monde était très attentionné, et on me laissait dormir la nuit. Ici aussi, tout le monde était aux petits soins à mon arrivée, mais la chambre était plus grande, la lumière des néons plus agressive, et les tuyaux pour l’oxygène différents. Autour de moi, une nuée d’hommes et de femmes, équipés de pied en cap, masqués. Tous étaient très affairés, chacun occupé à une tâche bien précise. Au-dessus de ma tête, un écran rectangulaire s’obstinait à émettre un son aiguë, répétitif, entêtant. C’est le chiffre bleu qui semblait poser problème. On me disait de respirer bien fort, de respirer par le nez, de fermer la bouche, de ne pas toucher aux bouts de plastique qui me soufflent littéralement dans les bronches. Tout un programme. Dans un coin, un homme, la quarantaine, d’assez grande stature, suivait chaque mouvement de la brigade, les bras croisés. Il ne disait pas un mot.
Ce petit manège a duré de longues heures, jusqu’au petit matin. Je n’ai jamais vraiment été un oiseau de nuit, préférant la solitude de l’aube aux assemblées nocturnes. Celle-ci fût une des pires de mon existence. Les souvenirs qu’elle me laisse sont flous, insaisissables, effroyablement intenses. Certaines nuits, ils s’imposent encore à mon esprit tandis que je cherche le sommeil. Un cauchemar éveillé, où les visions effrayantes de chimères anthropophages se relayaient avec des angoisses de mort pour me priver de repos. Je n’avais jamais été aussi content de voir le soleil se lever.
J’étais vivant. Éreinté, asphyxié, mais vivant.
Les premiers rayons du soleil viennent caresser la peau suante de mes avant-bras à travers la haute baie vitrée qui me fait face. Héloïse, mon infirmière, m’éponge le front avec un linge humide. « J’ai déjà passé des nuits avec des femmes ravissantes, mais celle-ci n’est pas la meilleure » que je lui ai dit, vers les trois ou quatre heures du matin. Elle ne s’offusque pas de ma grivoiserie. Je crois qu’elle a même esquissé un sourire, sous le masque qui dévore la moitié de son visage.
Sur ma gauche, la porte vitrée de ma chambre s’ouvre silencieusement. L’homme taiseux aux bras croisés vient de rentrer, accompagné d’une autre personne. Je ne les connais pas. Je crois deviner que c’est la relève d’Héloïse, « l’équipe de jour », comme ils disent. L’homme s’approche de moi, les mains gantées, ses larges épaules recouvertes d’une blouse de tissu bleue. Il se rapproche de mon corps allongé dans ce lit d’hôpital. Il paraît immense, me domine de sa hauteur. Son regard peine à traverser la buée qui recouvre l’intérieur de ses lunettes de protection. Ce n’est pas la première fois que je le revois, depuis hier. Il est passé de nombreuses fois dans la nuit. Quelque chose est différent, cette fois ci, sans que je ne parvienne à mettre des mots dessus.
Il s’est assis à côté de moi, a baissé la barrière qui nous sépare. Il veut me parler. Je ne le connais pas depuis longtemps, mais il me fait l’effet de quelqu’un de courtois. Depuis le début, il pose beaucoup de questions, semble s’intéresser à moi, à ce que je ressens, à l’histoire de ces derniers jours. Il me demande mon avis, cherche à savoir ce que je souhaite, veut connaître le prénom de mes enfants. J’essaie d’articuler, mais il pose une main sur mon avant-bras avant qu’aucun son n’ait pu sortir de ma bouche. L’air me manque, je suis épuisé, je le laisse parler. Il n’a pas de bonnes nouvelles. Les résultats des dernières analyses ne sont pas bons, et mon état s’aggrave d’heure en heure depuis mon arrivée dans le service. Sans blague. Il voit bien que je suis très fatigué, il pense que ça ne pourra pas durer beaucoup plus longtemps comme ça, que nous ne devrions pas attendre trop pour passer à l’étape d’après. Il sait que ça me fait peur, on en a déjà parlé. Il sait aussi que si on attend trop, ce sera peut-être trop tard. Il veut que je lui fasse confiance, que je leur fasse confiance. Je veux qu’il appelle mon fils, pour le prévenir. Pas ma femme, elle dort sûrement encore. Elle n’a jamais été du matin, à se demander comment on a bien pu faire pour passer une vie ensemble. Il le fera, comme il me l’a promis. Il me promet aussi qu’ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour me tirer de là. Tout ce qui sera nécessaire. Il veut savoir si j’ai des questions. Une seule me vient en tête. Mieux vaut ne pas la poser. J’ai trop peur de la réponse. J’acquiesce simplement. Les muscles endoloris de mon cou se relâchent, et je lâche prise tandis qu’autour de moi un ballet s’affaire. Je suis terrifié, épuisé. Je lâche prise. Entracte, le rideau tombe.
C’était il y a deux semaines, c’était il y a une éternité. Depuis, il paraît que je suis passé par des hauts et des bas. Surtout des bas, j’ai l’impression. J’en garde une intense fatigue, je dors beaucoup, et assez mal la nuit. Tout est un peu déréglé. Mes mains sont creusées, mon visage aussi. Chaque geste me demande un effort incommensurable. J’ai les lèvres abimées, la bouche sèche, et soif en permanence. J’ai dû ré-apprendre à avaler ma salive, et les premières bouchées de compote d’hier ont déclenché une ovation de toute l’équipe. Je crois qu’ils m’aiment bien. Les gens m’aiment bien, en général. Il paraît que je suis un gars sympa, même si je fais des blagues à deux balles. C’est pour ça qu’on te garde, comme disent les copains du club. Je porte une couche aussi. Encore un point commun avec l’apprentissage de la marche. J’ai fait la remarque aux kinés quand ils m’ont annoncé qu’aujourd’hui, j’allais faire mes premiers pas. Ça les a fait marrer. Ils sont sympas, les kinés. Ils ont un petit accent. Ça me rappelle les vacances, quand les gamins étaient petits et qu’on traversait la moitié de l’Europe pour les emmener voir la mer. Je ne sais même pas si je reverrai mon jardin un jour. Alors, la mer…
Trois mètres. Dix pas. De longues minutes hésitantes, agrippé au bras solide de mon chaperon. Un exploit qui m’a amené au milieu de la chambre,
devant la baie vitrée. De l’autre côté, toute l’équipe me regarde vaciller au bras de mon héros du jour. Je crois qu’ils sont aussi heureux que moi. Je peux le voir dans leurs yeux.
Certains ont l'air ému. Pourquoi ne le seraient-ils pas? Ils ont sûrement un coeur, comme tout le monde, ces gens là. Peut-être qu’ils n’y croyaient pas, qu’ils pensaient que ce virus
serait le plus fort, que leurs efforts seraient vains. Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire. J’ai pas souvent baissé les bras, dans la vie. Pour les dessins animés du dimanche matin pour
la grande, et le scooter du cadet. C’est à peu près tout. Alors c’est pas aujourd’hui que ça va commencer.
Trois mètres. Les premiers d’une longue marche.
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