Dernier jour de notre longue marche à travers le cœur du Pamir. L’acclimatation a fait son œuvre, et notre pas est désormais plus léger. Le profil du jour est d’ailleurs parfaitement descendant. Nous jouons les santons au pied de pentes immenses, creusées par la patience érosive d’un large torrent. A cette altitude, et dans cette vallée balayée par les vents descendus des glaciers, la végétation est rase et discontinue. Quelques buissons épars luttent contre la gravité, ahanant contre le souffle continu d’Éole. Un pas après l’autre, nous nous ajustons au pas des chevaux qui nous accompagnent depuis le début. Transportés par l’énergie du vent qui nous pousse, bercés par son bruissement à nos oreilles, l’émerveillement quant à la grandiloquence du paysage qui nous entoure cède lentement la place à une forme de méditation silencieuse. Douce ivresse que la marche sans effort, qui porte à nos esprits ressourcés des idées et des projets nouveaux.
Soudain, la monotonie notre traversée est rompue par un mouvement au loin. Une partie de l’herbe se fait la malle vers les pierriers qui surplombent le fond de la vallée. Plutôt que d’herbes folles, il s’agit en fait d’un troupeau entier de mouflons Marco Polos, avec quelques juvéniles. Ils évoluent à plusieurs dizaines de mètres de nous, et nous ne pouvons qu’admirer la vélocité avec laquelle le troupeau s’élève hors de notre portée. L’instant est précieux, unique. Cette espèce, jadis présente en abondance dans les pâturages et les combes du Pamir, est aujourd’hui menacée, du fait des changements éprouvés par son milieu naturel, et de la chasse. Seuls quelques milliers d’individus de ce cousin du mouflon subsistent encore dans ces montagnes, qui est leur seul lieu de vie sur Terre. Soupir de ravissement, et dernier regard vers les silhouettes agiles qui se fondent bientôt dans le paysage inviolé qui nous fait face. Où on éprouve une fois de plus la sensation indicible de se balader dans un documentaire naturaliste...
Repus de cette vision, nous relions bientôt les baraquements qui marquent la fin de notre périple à pieds. Deux maisons en ruine ont été transformées en entrepôt à ciel ouvert. Une cabane, trois yourtes et quelques épaves de voiture ou de moto forment le hameau où trois familles de bergers vivent. Un enclos grillagé vient compléter le tableau qui se dessine devant nos yeux, tandis que nous nous approchons peu à peu. Une piste se dessine sur le sable grossier de la steppe. Elle nous mènera demain à la Pamir Highway. Un homme d’une bonne quarantaine d’années nous accueille chaleureusement. Il semble tenir une place importante. Nous sommes rapidement présentés aux habitants du lieu, et invités à boire le thé dans la seule construction de pierres dotée d’un toit. C’est déchaussés, et les mains lavées à l’eau claire, selon la tradition, que nous nous délectons de l’instant. Le vent a cessé, il règne dans la pièce unique une atmosphère chaleureuse, très hospitalière. Les objets hétéroclites et quelques instruments de cuisine sont méticuleusement rangés dans les coins et sur les murs de l’habitation. Les doyens de la communauté nous font travailler les rudiments de Kirghize que nous commençons à maîtriser. Nouveaux rires, l’effet est garanti, et très prévisible. Les heures qui nous séparent de l’obscurité s’étirent lentement. Noruz et Maksat s’improvisent maréchaux-ferrants tandis que les premières chèvres regagnent le bercail pour la nuit. Les dernières heures du jour voient le retour des femmes accompagnant les derniers individus du cheptel. Elles surgissent d’une des vallées qui nous entourent. L’endroit où nous nous trouvons est de toute évidence stratégique, situé à l’embranchement de plusieurs vallées majeures, permettant à qui connaît les chemins de traverse de se déplacer dans cet environnement sauvage. Maksat empruntera demain l’une d’elle peu après le lever du soleil. Les rênes de sa monture dans une main, celle du deuxième destrier lourdement chargé dans l’autre, en direction de notre point de départ, situé à 5 jours de marche. Les bergers Kirghizes sont des cavaliers hors pair, et nous en aurons eu plusieurs démonstrations magistrales. Je me prends à imaginer les hordes d’archers montés légendaires, menés par Gengis Khan au XIIIème siècle. Ces guerriers implacables, issus de tribus nomades dont nos hôtes sont peut-être les héritiers, firent la grandeur de l’empire mongol. Tapis sous un monceau de lourdes couvertures aux motifs brodés, dans la yourte obscure et froide, mes paupières se referment sur des rêveries de gosse…
Au petit matin, Abdu, notre chauffeur des premiers jours, est déjà là. Avec lui, notre fier carrosse japonais à l’épreuve des routes les plus retorses. Miracle d’organisation, les affaires que nous avions laissées dans une guest-house de Murghab, laissées à la garde de notre hôte, et qu’Abdu devait récupérer en chemin, sont bien dans le coffre ! Avalanche de sous-vêtements et de chaussettes propres, recharge de chocolats belges et autres surprises à offrir pour la suite du voyage ! Seule une douche pourrait venir parfaire d’avantage notre bonheur.
Nous serons exaucés après quelques heures de route, qui nous permettent de renouer progressivement avec la vie en dehors des hautes vallées enclavées. Retour à des préoccupations très matérielles, il faut s’arrêter mettre de l’essence et acheter des clopes pour Noruz à Alichur. Le village aux quelques centaines d’âmes, traversé par une rivière paresseuse, nous fait l’effet d’une métropole ! Nous retrouvons les puits financés par des ONG déjà vus à Murghab. Notre peau claire et nos habits occidentaux aux couleurs vives éveillent la curiosité. Une poignée d’enfants se prêtent bien volontiers au jeu de l’objectif. Ils sont à peine trop petits pour que je leur prête le boitier, comme j’aime le faire quand l’occasion s’y prête. Le résultat est souvent bluffant, et les sourires provoqués, sans équivalent. Il faudra revenir, d’ici quelques années…
Au bord du ruban d’asphalte, des paysages minéraux se succèdent inlassablement. Deux lacs saumâtres bientôt asséchés ont donné naissance à de fascinantes étendues de sel, dont l’éclat nacré attire le regard de loin. Nous mettrons un moment à rallier un village sans nom, situé non loin de l’immense lac Yashilkul. Nous sommes harassés d’avoir joué les glaçons dans un shaker poussiéreux pendant toutes ces heures. Même Abdu ne cache pas sa joie d’avoir atteint notre refuge. Le temps d’une sieste (oui, on a beaucoup beaucoup fait la sieste pendant ce voyage), et nous repartons cueillir les lumières de la fin du jour sur les rives du lac voisin. Monsieur Routard (en fait, son cousin anglais. Il s’appelle Bradt.) nous certifie la présence d’un mausolée millénaire dans les environs. Il ne nous en fallait pas plus pour partir à l’aventure, GPS approximatif en main, les roues du 4x4 lancées à vive allure sur des champs de rochers mal rangés ou les doigts crispés sur le frein à main dans des glissières remplies de galets. Après avoir échoué à trouver le gué promis par Bradt (« Non clairement là ça ne passera pas. T’es sûre? Moi j’dis que ça s’tente ! »), l’épopée se terminera par une traversée mémorable du principal affluent du lac. Je garderai le souvenir de l’eau à mi-portière, et de l’absence de réponse à la question que Lucie se posait probablement « et on fait quoi si on reste coincés ici ? ». Tout est bien qui finit bien, et nous finirons par trouver le mausolée tant désiré, témoin émouvant du passage de communautés organisées sur ces berges aujourd’hui inhabitées. Je suis envahi par la sensation de n’être qu’une insignifiante poussière, au regard des centaines de générations qui partout nous ont précédés, et qui nous succéderont, si nous leur en laissons l’opportunité…
Nouvelle traversée de rivière (c’est pareil drôle la deuxième fois), et retour à la pension qui nous accueille pour la nuit. Après avoir passé des jours entre tente au sol irrégulier et torrents glacials, la chambre dont nous disposons nous paraît d’un luxe inouï ! C’était sans compter sur la présence d’un pièce carrelée, située à l’écart du bâtiment principal, et équipée… d’un chauffe-eau ! Le nirvana nous attend, l’absolution savonneuse de la croûte de poussière qui recouvre nos mollets et engaine nos cheveux ! Nous fêtons cette opulence avec une surprise dont seule Lucie a le secret. Un demi de champagne ! Du blanc de blancs, qu’elle trimballe avec elle depuis l’aéroport, dans une jolie bouteille ornée de papier doré. Incroyable. In-croy-able. Il s’agit de la jouer fine, car la place occupée par la religion dans le cœur des locaux n’est pas toujours facile à déterminer. Tous ne goûtent pas au plaisir des sucres de raisin fermentés… Ceux qui sautent le pas semblent conquis, et nous trinquons au déroulement parfait de ces vacances, et à l’amitié que nous sommes en train de nouer. Cette nouvelle soirée passée à près de 4000m d’altitude se conclura par un dîner en compagnie d’une bande d’expatriés américains, enseignants et chercheurs à l’université de Khorog, dernière vitrine internationale voulue par le dirigeant du pays. Ils sont venus passer le week-end dans la région, comme nous serions allés camper au pied des sommets alpins habituellement voisins. La soirée sera rythmée d’un bout à l’autre par les images télévisées du guide incontesté du pays (on dit « Président élu démocratiquement », même si on a déjà convenu que son fils prendrait sa place à la fin du mandat). Cet homme là aime manifestement beaucoup son image, ainsi que les imposants barrages hydro-électriques, et les adolescentes avec des couettes qui dansent en son honneur à la descente de l’avion présidentiel. Pas certain qu’il soit aussi à l’aise à cheval que son ancêtre Gengis Khan, au moins pour des raisons de costume trois-pièces.
Autre temps, autres mœurs.
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