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De fer et d'acier

 

 

Quand j’étais plus jeune, j’étais dans les chasseurs alpins. J’en ai vu du pays, des montagnes, des galères et moments de doute face à l’adversité. Les pentes de la Tarentaise, du Beaufortain ou des Grandes Rousses étaient notre terrain de jeu. Les cordes, les piolets et les sacs chargés de rations, nos outils de travail. A skis, à pieds, en crampons, sur les arrêtes effilées ou dans le dédale de galeries creusées dans les roches calcaires des pré-Alpes, j’ai roulé ma bosse. Été comme hiver, j’étais sur le terrain, m’entraînant sans relâche, alignant les uns après les autres les « brevets montagne » qui jalonnent le parcours d’un chasseur. J’ai fini adjudant-chef, au sein du 7ème BCA (Bataillon des Chasseurs Alpins), encore basé à Bourg-Saint-Maurice à l’époque. Il y a une vingtaine d’années, après ma retraite militaire et quelques petits boulots dans le milieu montagnard, j’ai décidé de me rapprocher de Lyon, et de la femme qui partageait ma vie à cette époque. Tout s’est arrêté brutalement un dimanche de printemps humide. Hémorragie cérébrale. Coup de tonnerre dans un ciel pluvieux. Ses enfants et les miens étaient en vacances ensemble dans le Sud. Ils s’étaient très vite bien entendus. Nous avions le week-end pour nous, comme deux jeunes amants qui se retrouvent après une longue absence. On s’est serré les coudes pour l’enterrement.  Elle est partie il y a huit ans désormais, et je suis resté dans la petite maison que nous avions achetée ensemble au moment de notre arrivée dans la région. Un petit bout de terrain, trois chambres immensément vides, les vélos des gamins dans la remise, et la solitude pour seule compagne. Il a fallu se reconstruire, repenser une vie amputée, ne presser qu’une orange le matin au lieu de deux. Du jour au lendemain. Mon salut est venu de l’association du village voisin, à laquelle j’ai consacré tout mon temps libre. Elle me confronte à la misère, à la détresse, à la solitude des plus vulnérables, et cela m’aide à surmonter la mienne.  Rien de tout ça, ni les stages d’aguerrissement, les réveils aux aurores au quartier ou les courses nocturnes sous le vent glacial, rien de tout ça ne pouvait me préparer à ce que je viens de vivre.

 

Treize jours que je suis confiné dans cette chambre, au deuxième étage d’un bâtiment flambant neuf. J’ai eu beaucoup de chance. La chance qu’on me juge suffisamment fringant pour bénéficier des meilleurs traitements dans une unité de soins intensifs. La chance de ne pas avoir eu besoin d’être admis dans l’unité de réanimation du rez-de-chaussée. C’est là que vont les cas les plus graves, ceux qui ont besoin d’une assistance respiratoire complète. Personne n’a voulu me le dire, mais je sens bien que peu d’entre eux s’en sortiront. La chance de ne devoir composer qu’avec une assistance « légère », comme ils disent. C’est bien des mots de toubib ça. « Légère ». Une assistance « légère », ça veut dire que chaque minute, de chaque heure, de chaque journée enfermé dans cette chambre exiguë se passe avec une « canule » dans chaque narine. Ces canules vous balancent de l’air réchauffé et humidifié à fort débit, pour assouvir les besoins insatisfaits de votre organisme en manque d’oxygène. Du caviar gazeux pour alvéoles envahies de virus et de soupe d’inflammation. Ça fait un boucan de dingue, et vous fait avaler de travers le poisson trop cuit qu’on vous sert le midi. Je préférais encore les crèmes sucrées des rations de combat. Je suis lassé des piqûres d’anticoagulant (pour diminuer le risque de phlébite), qui reviennent inlassablement matin et soir. La solitude n’a jamais été aussi difficile à supporter que depuis qu’elle est additionnée de cette peur de mourir dans un lit d'hôpital loin des miens. J’ai les oreilles bouchées la moitié du temps. Ça me rappelle les stages de plongée, en moins exotique. Il paraît que c’est normal, que ça va passer. La réponse à beaucoup d’inquiétudes, « c’est normal ». C’est normal, mais c’est chiant quand même.  

 

Je râle, mais j’ai conscience d’être privilégié. Toutes ces années d’entrainement et d’ascèse ne m’ont pas seulement permis de faire partie d’un corps d’élite de l’armée française, elles m’ont aussi sûrement donné le capital pour triompher de cette épreuve, bientôt soixante-dix ans. D’ailleurs, j’ai retrouvé mon poids de jeune homme. Soixante-deux kilos, m’a dit Hawa ce matin. Hawa est mon aide-soignante depuis le début de la semaine. Je ne connais d’elle que ses yeux verts et sa peau cuivrée. Je ne lui donne pas plus de quarante ans, une femme splendide, même avec sa tenue jetable trop grande et ses cheveux ramassés sous un bonnet de tissu bleu. Elle a l’air d’avoir du caractère. Vous devriez la voir me sortir du lit le matin pour la toilette, les dents, le fauteuil, le petit déjeuner. « Il faut que vous soyez beau pour cet après-midi, on fait la visioconférence avec vos enfants, comme on a dit hier. Et pour le fauteuil, vous m’avez déjà fait le coup hier après-midi, je ne me ferai pas avoir deux fois. Et puis je dois faire votre lit de toutes façons ». Elle se marre. Comment refuser ?

 

Mon état s’améliore de jour en jour. Les médecins ont autorisé qu’on arrête l’oxygène qui souffle fort, pour le remplacer par un petit tuyau transparent. Encore quelques jours, mes poumons sont encore fragiles. Chaque effort est un défi. Hier, une femme docteur est venue me voir pendant un long moment. Je crois qu’elle s’appelait Cécile. Difficile d’en être certain, car elle n’avait pas de bonnet avec son nom en lettres capitales comme les autres docteurs du service. Elle ne travaille pas ici, pas dans cet hôpital. Sa spécialité, c’est la rééducation. Elle va me remettre sur pieds, en quelques semaines selon elle. Elle m’a dit que j’étais un « super candidat » pour elle, et que j’allais avoir un « programme aux petits oignons », avec d’autres patients comme moi. Au début dans son service, et puis après entre la maison et un service de jour. J’ai l’impression d’avoir gagné à un jeu télévisé. Les infirmières m’avaient prévenu : impossible de rentrer à la maison, dans l’état dans lequel je suis. Mes muscles sont atrophiés, certaines nuits sont encore très difficiles, j’ignore si je sais encore marcher… J’ai encore besoin d’aide pour les gestes les plus élémentaires du quotidien, et je n’ai pas dépassé le périmètre de ma chambre depuis bientôt deux semaines. Mes deux fils habitent loin, ils ont leur vie désormais. Je crois qu’ils sont un peu sous l’eau avec les gosses à gérer pendant que leurs épouses sont au front. L’une bosse dans l’administration, elle est débordée par l’organisation du déconfinement à venir. L’autre est infirmière, elle a été engagée dans un service qui s’occupe de gens qui ont le COVID. Les deux frères ont monté une entreprise qui fabrique des meubles en bois recyclé. Je me fais du souci pour leur avenir, avec les charges qui continuent à courir et la crise qui va suivre ce merdier. Ils ne m’en parlent pas, je sais qu’ils ne veulent pas m’inquiéter.

 

Quatorze heures. C’est bientôt l’heure de notre rendez-vous sur la tablette. Je pense qu’ils auront prévu quelque chose. Demain, c’est l’anniversaire du petit de mon premier. Dix ans. Je ne suis pas inquiet pour ma vieille carcasse, et même s’il ne me reste que quelques mois ou années ici-bas, j’en aurai bien profité, j’ai eu une belle vie, et la chance d’avoir toujours rebondi. Mais lui ? Quel avenir pour ce gosse, quel monde lui laisserons nous ? Comment rebondir quand le compte à rebours de l’humanité est peut-être bientôt écoulé ? J’espère qu’ils ont prévu quelque chose…

 

*"De fer et d'acier" est la devise du 7ème BCA

Photo : Compagnon de cordée au sommet du Bishorn – 2016

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Commentaires: 2
  • #1

    Rantonnet (jeudi, 30 avril 2020 11:14)

    Belle écriture dynamique et sans atermoiements mais ou l'émotion perce à chaque ligne.
    Bon courage à vous pour la rééducation.
    La vie est belle
    Christine

  • #2

    mig (lundi, 04 mai 2020 12:34)

    de la fiction, mais plus vraie que la réalité… La magie de l'écriture!. On vous croise les doigts pour la suite. On ne lâche rien. et Bravo!