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Le Radeau de la Méduse (2)

 

 

En ce moment, Isa est un peu comme Ordralpha'. Elle attend les livraisons. Parce qu'on consomme BEAUCOUP de poissons avec toutes ces histoires.

 

Pour l’occasion du truc dont tout le monde parle, certains passagers sont revenus sur le radeau, peu de temps après l’avoir quitté.

 

Nisède et Betül sont de ceux-là. Pendant une semaine, elles nous ont refait la déco de la réa dédiée aux patients qui ont le truc. Il fallait les voir maroufler les procédures sur les vitres des chambres, pimper des chambres de princesses sous ventilation mécanique (ouais, de princesse qu’a un peu ramassé à la sortie de la technoparade royale), encoller des rouleaux de papier peint parme avec des petites coccinelles pour réveiller un peu ce lève-malade tout triste. Allez mes petits chatons, pour finir on prend plein de machins colorés qui clignotent et qui coûtent un pognon de dingue et on les range dans des chariots revisités sauce COVID (les chariots qu’Isa est allée chercher au grenier). On ne sait pas trop à quoi ils servent ces machins, probablement à pas grand-chose pris isolément. Sauf que quand on les met tous ensemble dans les mains des mecs du radeau, abracadabra, ça sauve des vies. Stylé, non ?

 

Valerie, elle, fait du téléradeau depuis que les ennuis ont commencé. Valérie c’est notre ARC. ARC ça pourrait vouloir dire « administratrice de la régularisation des coloquintes », mais on en a pas, des coloquintes, dans le service. Du coup, ça veut plutôt dire « attachée de recherche clinique ». Elle travaille avec d’autres régularisatrices de coloquintes, mais c’est elle la chef. Valérie, elle fait en sorte que nous les chercheurs en culotte courte, on ne joue pas au docteur Mengele (ndl’a : type peu amène avec un diplôme de docteur qui a inventé des tonnes de façons de buter plein d’autres types dans un endroit assez sordide appelé Auschwitz). Elle a un master en modération d’enthousiasme et une licence en pragmatisme. Ca lui sert bien quand on part dans des délires de conquête du monde scientifique grâce à la nouvelle étude qui va sauver le sort de l’humanité (pas celle sur la chloroquine, Didier R. est déjà sur le coup). N’empêche que Valérie, elle a sacrément les deux pieds sur terre, et une grosse capacité de synthèse. La synthèse, c’est quand vous prenez toutes les idées farfelues et irréalisables des chercheurs et que vous en faites un projet à peine plus terre à terre, mais qui a une chance d’aboutir à une publication dans Science d’ici 5 ans. Ou dans Mickey Magazine si Science veut pas.

 

Alors je vous vois bien venir. Vous allez me dire : « mais y’a pas de docteurs dans ce service ? ».
Évidemment qu’il y a des docteurs. Sinon qui mettrait sa vaisselle sale dans l’évier de l’office en pensant que celui-ci est doté de la capacité d’envoyer celle-ci dans un vortex troposphérique dont elle ressortira propre ? They call it « un lave vaisselle ».

 

D’abord il y a notre chef. Celui qui partage le gouvernail du radeau avec Sylvie. Notre chef, c’est un peu le Panoramix du radeau d’Uderzo. Sauf qu’il est BEAUCOUP plus jeune que Pano, et qu’il n’a pas de chaudron pour faire de la potion magique. Dans notre village, la potion vient dans des petites ampoules transparentes avec une date de péremption dessus et un petit point en couleur pour montrer l’endroit où il faut appuyer pour l’ouvrir. Ouais, en 2020 la potion magique a une date de péremption. Tout fout le camp.
Mais alors, quel rapport avec l’ami Pano (à ne pas confondre avec l’anneau pas mis, ça c'est quand vous allez choper en boîte dans le dos de maman. Rien à voir.) me direz-vous ?
Le rapport, c’est que c’est celui qui sait le plus de trucs, c’est un peu le disque dur SSD 2 To du village. Et puis, il aime bien quand on s’occupe bien des gens qui ont un peu trop épousé l’aile avant de leur voiture encastrée contre une rambarde de sécurité. Autrement dit, il n’aime pas qu’on décide comment on va s’occuper des gens en lançant une pièce en chocolat ou en mettant notre doigt mouillé en l’air. Parce qu'on ne joue pas avec la nourriture. Et parce que ça fait attraper le truc dont tout le monde parle de mettre son doigt dans la bouche. Troisièmement parce qu’il préfère qu’on fasse comme la Science a dit.
La Science c’est la meuf un peu frigide qui a toujours raison et qui dit comment on doit sauver la vie des gens. Elle se pointe souvent avec les « recommandations de bonne pratique professionnelle », des potes à elle incrustés par une bande d’acrimonieux qui réfléchissent beaucoup. Sauf que parfois tout ce petit monde change d’avis, et du coup change nos habitudes ou nos croyances. Pourquoi ? Parce que.

 

A côté des chefs, y’a aussi les villageois. Nous on les appelle les internes.
Les internes, vous vous souvenez, c’est sur eux qu’on rejette la faute de l’échographe débranché-sans-être-éteint qui contrarie tant Isa. Ce sont aussi ceux qui nous épaulent, nous secondent, nous permettent, au quotidien, à nous les médecins « senior » (rien à voir avec les couches confiance), de nous consacrer aux lourdes responsabilités que nous confère notre statut de docteur. Par exemple la dictée de comptes-rendus remplis de rebondissements incroyables ou du codage. Le codage, c’est cette activité post-moderne qui consiste à incarner le verbe divin de la Sainte CIM10. La CIM10, c’est une sorte de catalogue Ikea géant, sauf qu’à la place des cuisines et des canap’, vous mettez toutes les maladies qui existent urbi et orbi. Le truc dont tout le monde parle y est aussi, depuis quelques jours.


Bref.


Revenons à nos alligators (il y a bien sûr un code pour les problèmes posés par des alligators).
Le codage permet d’opérer une alchimie d’un nouveau genre, au travers de transfigurations telles que « V9544 = Accident de vaisseau spatial blessant un occupant, en se reposant, en dormant, en mangeant ou en participant à d'autres activités essentielles. »
True story. Allez vérifier si vous ne me croyez pas, ce code existe.
Et à la fin, ça fait des sesterces pour le dispensaire du village. Y'a un type mystèrieux, nommé Adrien, qui s'occupe de gérer les sesterces. On parlera de lui une autre fois, si ça vous intéresse.
Cette activité est terriblement aliénante et revient avec une telle pugnacité, que quand tout aura disparu sur cette Terre (dans 3 semaines si vous ne respectez pas le confinement), il ne restera que deux choses. Les termites et le codage.
En échange de nous libérer du temps en assurant les affaires courantes du service, on essaie de leur transmettre deux-trois connaissances et savoir-faire utiles.
Afin qu’ils ne soient pas démunis, quand ce sera à eux de faire du codage.

 

Alors on les appelle « les internes », mais on pourrait aussi leur donner des noms de villageois Gaulois. Par exemple Ordralphabétix. Sauf qu’Ordralphabétix n’avait pas de robot ménager. Parce que les robots « Monsieur Cuisine », ça n’existait pas à cette époque. Tout simplement. Et qu’Ordralphabétix n’a jamais été cité dans « Le Monde ». Dans la vraie vie, Ordralphabétix s’appelle Lucas, il est le président du SAIHL (ndl'a : gros syndicat de villageois), il a la classe, il est toujours bien rasé et il bouffe au ministère. Paraît que c’est meilleur qu’au self. J’ai pas été vérifier.
On a aussi une Falbala. Nous on l’appelle Hermine, mais on va peut-être changer à partir de désormais. On se marre toujours bien avec Hermine, même si elle a un peu « la mort » depuis que Bert et moi sommes devenus des influenceuses et qu’on lui a demandé si elle voulait être notre agent. Les autres villageois (Simon Louisix et TiboPantalaccix) font un peu la tronche, parce qu’ils vont devoir reprendre toutes les gardes de Falbala.

Bert', c’est un des gars avec qui je partage mon bureau. Dans notre bureau, il y a…beaucoup de bordel, à en croire la majorité des gens qui viennent y squatter. Ce qu’ils ne précisent pas, c’est qu’il y a surtout la meilleure machine à café du service, et que, en la matière, nous sommes des esthètes. A bas les capsules en Alu de la marque de Georgy (ça c’est pour le côté bobo-écolo) et oui aux grands crus moulus sur mesure pour notre Bentley à percolateur tricylindre. Sous la fenêtre, vous trouverez aussi un pouf à billes, bien pratique pour faire la sieste quand les frites du self vous jouent un sale tour.


Attendez. Vous avez vraiment cru un instant que je prenais des frites au self ?


Non ? Tant mieux.


Poursuivons.


Grâce à Pauline (vous découvrirez qui est Pauline plus tard. Déso), on a viré l’imitation d’armoire normande en métal vernis. Depuis, on a beaucoup plus de place pour ranger nos trois vélos. Avant il n’y en avait que deux, mais depuis que Bert s’est inscrit à un Iron Man, il vient en vélo. Il dit que ça l’entraine.
Et donc, en plus du perco, du pouf, de l’absence d’armoire normande et des vélos, il y a Bert. Bert n’a pas la langue dans sa poche, Bert aime le cinéma, Benjamin Tranié, sa fille et l’hémodynamique. L’hémodynamique, c’est la science de comment le sang circule dans le corps des gens pas malades, un peu malades et même très malades. Genre ceux qui ont une circulation de périph’ lyonnais un vendredi soir de février quand il vient de neiger des tonnes. Il suffit de remplacer les Nissan Quashqaï par du lactate et d’autres trucs pas cleans que votre corps galère à épurer après rencontre après une rambarde de sécurité ou autre objet fixe.
Bref, Bert est vraiment un bon compagnon de bureau.

 

C’est à ce point que nous rencontrons un problème. Ce texte est déjà beaucoup trop long. Et il reste encore plein de personnes sur le radeau. Il faudra donc (au moins) une troisième partie pour savoir pourquoi il y a trois vélos dans le bureau.

 

 

Crédit photo : A. Uderzo.

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