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Projetée

 

 

Projetés. C’est comme ça que disent mes collègues militaires quand on les envoie sur un théâtre d’opérations extérieures. Moi, j’ai été projetée dans un service de réanimation, sous le feu des victimes du Coronavirus. Cela fait dix-sept ans que je suis infirmière anesthésiste dans un bloc opératoire habitué à traiter les situations les plus urgentes. Pour moi, la réanimation, c’est un souvenir lointain, après les années en service de chirurgie, et avant celles de l’école d’infirmiers anesthésistes de Nancy, ma ville natale. Depuis, ma vie, celle de ma moitié et notre désamour pour la liqueur de mirabelles nous ont poussées à venir nous installer dans la région.

 

Quand l’arrêt des chirurgies non-urgentes et la fermeture de presque toutes les salles d’opération ont été ordonnés, j’ai été affecté en renfort dans le service de réanimation de mon hôpital. Je quittais le confort de ma routine au bloc opératoire pour retrouver ce que j’avais quitté il y a vingt ans, et avec lequel je ne pensais jamais renouer. Les journées surchargées où il faut courir pour réussir à tout faire dans le bon ordre, la souffrance des patients et des familles, les heures passées à refaire des pansements ou à emmener des patients au scanner, les prescriptions qui tombent à n’importe quelle heure et qu’il faut exécuter sur le champ. Je pensais vraiment avoir laissé tout ça derrière moi, préférant la relative autonomie que me confère le statut d’infirmière spécialisée. Mais il paraît que c’est la guerre, alors il a bien fallu y aller…

Pendant les quelques jours qui ont précédé les premiers afflux de patients, les médecins et les infirmières les plus expérimentées de la réa nous ont donné les bases indispensables pour reprendre du service. Le temps de cette crise, chacun a mis de côté les petites et les grandes rancoeurs qui font notre quotidien. « La réa vous êtes toujours en retard pour amener les malades au bloc », « L’IADE a même pas voulu nous filer un coup de main pour pousser le patient, tu te rends compte ? » ou encore « De toutes façons c’est toujours la même histoire avec le bloc / la réa / les internes / le technicien de l’EFS* / la meuf du labo + blablabla du venin blablabla (insérez ici le reproche de votre choix) ». L’irruption du virus dans nos vies a résolu en quelques jours les conflits de toujours entre corps de métier, mettant tous les membres de notre équipage sur le même radeau en perdition. Tous, ou presque, ont répondu à l’appel, et c’est en masse que nous sommes allés au charbon dans le service d’en face. A chaque jour son petit parcours d’ateliers. Ventilation mécanique sur les respirateurs de réa (qui sont différents de ceux que nous avons au bloc), programmation des bases de seringues électriques, organisation du service, utilisation du logiciel de prescription et de surveillance, validation des codes informatiques et accès sécurisés aux armoires blindées contenant les médicaments stupéfiants et les masques de protection. Tout y est passé, de la procédure d’habillage / déshabillage en passant par les répétitions d’intubation sur mannequin, pour finir par le fonctionnement de la machine à café ! Ils ont même pas de cagnotte pour le café, chacun doit ramener ses capsules. « On est trop nombreux, personne veut s’en occuper » m’ont expliqué mes nouvelles collègues. Tout fout le camp.

 

Aujourd’hui, ça fait trois semaines que je m’y suis collée. Les réflexes sont vite revenus, et mon expérience d’infirmière anesthésiste m’a permis d’en acquérir des nouveaux. En regardant dans le rétroviseur, je me dis que je devais être bien empotée, quand j’ai commencé en réa cardiaque au CHU de Nancy, mon premier poste en sortant de chirurgie. Tout cela paraît si loin. Et beaucoup de choses ont changé depuis. Les respirateurs ont des écrans digitaux, certains médicaments ont disparu, tandis que d’autres font de la résistance. Au moins, avec le COVID, pas de pansements compliqués à refaire ni de drains à déboucher. S’il y a une chose qui est immuable, c’est le formidable pouvoir qu’ont les câbles et les lignes de perfusion à s’emmêler dès qu’on a le dos tourné. Je commence à comprendre pourquoi ils arrivent tout emberlificotés dans le sas d’accueil du bloc…

 

Dix heures. Je suis à la bourre sur mes tours. Ce sera bientôt l’heure de la visite avec les médecins, et je n’ai pas fait la moitié de ce que j’ai à faire. A tour de rôle, les médecins et les internes font le point avec chaque binôme infirmier + aide-soignant sur l’état de chaque malade, les problèmes que nous avons rencontrés depuis le dernier tour avec eux (il y en a au moins deux à trois par jour), et les grands projets de la journée. Un sacré changement, par rapport à l’époque que j’ai connue. Il fallait déchiffrer les hiéroglyphes sur d’immenses feuilles de papier remplies de tableaux incompréhensibles pour deviner les intentions des prescripteurs en blouse blanche. Quand il ne s’agissait pas de consignes orales biscornues données entre deux portes. Aujourd’hui, tout est tracé, sécurisé, explicité par informatique sur un logiciel commun. Bien entendu, pas le même que celui du bloc opératoire. Trop facile sinon. Au moment du tour, la journée est déjà bien avancée, et je dois être prête à recevoir de nouvelles missions ou gestes techniques pour l’après-midi. Et là, disons que je suis dans le jus. Tout prend infiniment plus de temps que dans mon souvenir. L’âge ne doit pas aider, la presbytie non plus, mais le plus grand fléau est celui de devoir sans cesse mettre et enlever les équipements de protection, en se lavant les mains entre chaque étape.

 

Les constantes, la température, le pipi, c’est bon. La glycémie aussi. Elle dort bien, les draps sont propres, les voies sont démêlées. J’ai encore un peu d’avance sur mes sédations*, et j’ai arrêté la noradré ce matin. Pas besoin de la changer du coup. T’es une championne ma belle. Coup d’œil à l’écran de l’ordinateur voisin. En veille. C’est quoi le mot de passe déjà ?

NicolasetPimprenelle18. Avec deux majuscules.

Quoi ? Je sens bien que vous me jugez. J’aimais bien ce programme quand j’étais gamine, et alors ?

Sauf que c’est pas ça. C’est celui pour se connecter sur le logiciel de la réa. Pour la session de l’ordinateur c’est un autre. J’ai dû le noter sur le carnet qui est dans ma poche. Dans ma poche sous la surblouse de protection sous le tablier. Fait chier.  Fait vraiment chier, j’ai pas envie de tout enlever, j’suis trop à la bourre.

 

 

Ah. C’est bon, ça me revient. C’est réan1mation2018, pour la date d’ouverture du bâtiment. Ça fonctionne. Bon, il me reste que les antibios à mettre. J’ai pris la Tazo** dans la pharmacie en passant, ça va aller vite.



Je la vois pas. Elle est où ? J’étais pourtant certaine de l’avoir vue pour 10h.

Ah ça y est, je viens de la trouver. Pourquoi elle est en rouge et pas en gris comme d’habitude ? Et y’a un drapeau rouge qui vient d’apparaître.

Putain ils viennent de changer les antibios. Ils font tout le temps ça avant le tour. En même temps, c’est pour ça qu’on fait le tour. Bon. Je vais demander à la volante de m’apporter les nouveaux. La volante, c’est un poste qu’ils ont créé à l’occasion de l’épidémie. Une infirmière qui ne rentre pas dans les chambres, qui n’a pas de patient attitré, et qui fait la navette pour nous apporter les médicaments ou le matériel manquant pendant que nous sommes isolés et en tenue de cosmonautes dans les chambres. Un poste indispensable, qui rend service à tout le monde, et permet de mettre pas mal d’huile dans les rouages, surtout au moment des pauses-repas.

Sauf que là, je ne sais plus comment s’appelle notre volante du jour. Julie ? Alice ? Jean-Marc ?

Une aide-soignante passe devant la chambre. Elle, je la connais, on était ensemble la semaine dernière. Elle est pas dans le service depuis bien longtemps, mais elle va pouvoir m’aider.

 

 « - Dis voir, Steph, tu pourrais demander à la volante de venir me voir, j’ai besoin d’un truc ?

-… ?

- La volante, Mélanie, est-ce que tu peux lui demander de venir à la porte de la chambre, j’ai oublié des médocs ?!

- Anaïs tu veux dire ?

- Oui, voilà. Nickel. Tu peux lui dire que j’ai besoin de Claforan** ? Merci beaucoup Steph !

- Pas de souci. Par contre c’est Nadine mon prénom ».

J’ai l’air trop conne.

Je suis debout au milieu d’une chambre, en train d’essayer de taper « NicolasetPimprenelle18 » à travers mes gants trop petits, à côté d’une grosse dame endormie et retournée sur le ventre, avec mon tablier déchiré, mes sabots troués et ma Tazo qui sert à rien.

J’ai l’air vraiment trop conne.

 

Anaïs-Mélanie-Jean-Marc finit par arriver, les nouveaux antibios tant désirés dans les mains. Pas rancunière, elle me demande si j’ai besoin d’autre chose. De rentrer chez moi et de disparaître toute entière sous mon plaid avec un bol de camomille fumante ? Ou un cognac millésimé plutôt. Mais pas un bol. Ca va mal finir sinon.  

Grand sourire, récupération du paquet, une tournée de « non-merci-ça-va-aller-t’es-trop-sympa-merci-beaucoup » et c’est reparti pour jouer au petit chimiste. Ça n’a pas l’air trop chiant à diluer, ça devrait aller vite. Dix heures et demi. Encore 7h30 avant la fin du marathon. Sept heures et trente minutes avant de raccrocher les lunettes de protection. Quatre cent cinquante minutes avant de quitter pour quelques heures ce radeau, qui ne s’en sort pas si mal, finalement. Dans quelques semaines, si tout va bien, je retrouverai le bloc opératoire et je pourrai peut-être même prendre quelques vacances. Tu les auras bien méritées, celles là, ma fille. Nom d’un pangolin !

 

*médicaments qui gardent les patients endormis

** Antibiotiques couramment utilisés

 

Photo : Ecume, Ranragi Beach, South Island, New Zealand

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Commentaires: 2
  • #1

    Géraldine (vendredi, 01 mai 2020 16:47)

    Un truc de Dingue , j'aurai pu écrire chaque mot à la virgule près, et seulement changer les mots de passe. Comme quoi on est nombreux à avoir vecu la même histoire. Merci pour ce témoignage tout en justesse

  • #2

    Sabatier Patrick (samedi, 02 mai 2020 09:55)

    Courage, en France tout cela va changer, Macron a pris conscience et est passé de la matraque à la caresse.
    Ça va sûrement évoluer après, enfin on peux toujours rêver...
    ���