· 

Voyage au bout de la Soie (5)

 

Préambule : Ce récit n'engage que moi, et ne doit pas faire oublier les précautions à prendre, et les risques à évaluer, avant d'entreprendre un voyage dans des zones déconseillées par le Ministère des Affaires Etrangères, via son excellent site "conseils aux voyageurs". Il ne constitue en cas une incitation à voyager dans des zones pouvant présenter un danger réel pour les voyageurs, fût-il d'ordre humain ou naturel.

Ceci étant dit...vous pouvez vous installer confortablement, et partir bien au delà du kilomètre réglementaire. Bonne lecture!

 

 

Après l’austérité du Pamir Oriental, notre périple prend la direction du Sud, et de la tant attendue région du « Wakhan ». Derrière ce nom, et la « zone rouge » qu’il représente aux yeux du ministère de l’Intérieur, se cache une large vallée, d’une importance stratégique et culturelle capitale, constituant une frontière naturelle entre le Tadjikistan au Nord et l’Afghanistan au Sud. Anatomie d’un corridor.

 

Le Wakhan se mérite. La première épreuve est une piste désertique, s’étirant sur des dizaines de kilomètres. Elle n’est qu’une alternance d’éboulements re-terrassés à chaque glissement de terrain, de tronçons de piste éventrés par les éléments et d’improbables ponts suspendus au dessus du vide façonné par les torrents issus de la fonte des neiges. Certains voyageurs malchanceux payèrent un lourd tribut à cet itinéraire scélérat, dont les voitures rouillées ornent désormais les flancs des pentes abruptes. Nous les regardons avec crainte. La route se resserre et la pente s’infléchit, nous quitterons bientôt les hauts plateaux pour plonger vers la longue dépression creusée par la rivière Wakhan entre le Pamir tadjik et l’Hindu Kush afghan. Devant nos yeux incrédules, à la sortie d’un virage descendant, les sommets ornés de neiges éternelles s’offrent à nos yeux. Ils habillent de leur silhouette majestueuse et intouchable l’horizon, dominant de leur gigantisme les sommets de 5000m voisins. Là où notre regard s’arrête, se trouve l’Afghanistan. Voilà donc à quoi ressemble la terre de terreur et de massacres que nous vendent la plupart des médias : de la poussière, des glaciers que l’on devine scintillants, une végétation éparse, et une base militaire aux toits bleus. Le Wakhan, de par sa position géographique reculée et difficile d’accès est relativement épargné par les conflits qui ravagent le pays. Ses habitants, notamment du côté afghan, y pratiquent un islam modéré, une vie pastorale et à l’écart des luttes armées qui détruisent les grandes villes du pays.

 

L’accès au corridor est défendu par un poste de contrôle tadjik, comme nous en avons déjà rencontré plusieurs au cours de nos déplacements. La base militaire fait face à son homologue afghane. Les drapeaux des deux pays claquent dans le vent qui charrie des tonnes de sable dans l’axe de la vallée. La Chine est toute proche, quelques dizaines de kilomètres en amont de la vallée, partageant une frontière de quelques centaines de kilomètres avec ses « petits » voisins. Son importance stratégique pourrait être capitale dans les années à venir, avec la construction de routes asphaltées, permettant aux compagnies minières chinoises d’assouvir leur appétit de ressources rares dans les riches montagnes du Grand Pamir. Le Pakistan est également situé à quelques encablures, derrière la ligne des sommets de l’Hindu Kush qui barre notre vue. Le mythique Karakhoram, un des eldorados de l’alpinisme de haut niveau, est à quelques instants de vol d’oiseau migrateur… J’ai le sentiment profond de me trouver au carrefour de plusieurs mondes, de plusieurs époques, de toucher du bout du doigt la pluralité des peuples, des sociétés, des conquêtes qui font l’histoire de notre espèce. Je ne connais que ces voyages pour offrir des sensations d’une telle intensité, et d’une telle authenticité. Des soldats tadjiks accourent bientôt, se saisissant de nos passeports et laissez-passer avec une autorité forcée. Notre jovialité et la couleur de notre peau aidant, les mines antipathiques cèdent bientôt la place aux sourires amicaux. Les langues se délient rapidement, nous donnons encore une fois l’occasion de faire montre de nos talents de linguistes. Vent froid. Froid vent. J’aime beaucoup Tadjikistan. Lucie et Rodolphe. Ça fonctionne à chaque fois. Mais on ne progresse pas beaucoup. De la guerre, ils n’ont probablement connu que l’uniforme, et les longues journées de veille le long de la rivière impétueuse qui sépare les deux états. Dans ces contrées, les conditions de vie précaires, le manque d’accès à l’eau potable ou aux soins, les infections digestives ou respiratoires tuent plus que les balles et la folie de l’homme. Doit-on s’en réjouir, ou s’en affliger, à l’heure où la moitié de l’humanité construit sa décadence dans la surabondance ?



Nous mettrons plusieurs jours à parcourir les 300 kilomètres qui nous séparent de Khorog. La route de terre relie, comme un chapelet, village et hameaux bâtis autour d’une économie pastorale. C'est la saison des moissons dans cette région où ceux qui n’élèvent pas d’animaux cultivent la terre.  La vallée fourmille d'une activité à l'évidence séculaire. Les hommes retournent leurs arpents de terre à l’aide de lourds socs mus par des animaux de traits impassibles. Les femmes assemblent des boisseaux de blé, stockent du fourrage pour l’hiver qui imposera bientôt sa loi à chaque foyer. Sur le bord d’une route, le moteur d’une machine agricole improbable attire notre attention. Elle est très possiblement bien plus âgée que nous ! Dominant une des plus importantes communautés, un stupa* bouddhiste presque millénaire affronte les ravages du temps et des tempêtes de sable qui font rage. Quelques kilomètres plus loin, les vestiges d’une forteresse perchée sur un éperon rocheux nous laissent sans voix. La construction de pierres occupe une position imprenable, dominant de sa silhouette ébréchée l’axe routier que constituait déjà la vallée au début du dernier millénaire. Ces vestiges, d’une valeur historique inestimable, témoignent de la grandeur passée des communautés armées qui occupèrent ces lieux, nous rappelant l’humilité qui incombe aux modestes voyageurs que nous sommes.

 

Chaque hameau, chaque village, possède ses particularités, mais tous constituent pour nous un havre de réconfort et de repos dans un cadre grandiose et empreint de le grande Histoire. Notre visite dans le Wakhan ne nous laissera pas que des souvenirs gravés dans les vieilles pierres. Certains moments insolites ou d’une belle humanité méritent ici leur place. Je me souviens ainsi d’une fin d’après-midi, succédant à une courte marche au dessus du village de Langar, un des premiers que nous traversâmes. La lumière décroit, le vent retombe, et face à nous se trouve le confluent de deux vallées majeures qui se réunissent pour donner naissance à la grande rivière Wakhan-Daria. Nous sommes assis sur des dalles recouvertes de pétroglyphes. Ces inscriptions datent des âges pré-historiques, rapportant des scènes de chasse, de vie sociale, de vie et de mort des ancêtres de nos civilisations modernes. Ces témoins précieux sont là, protégés de l’intérêt destructeur du tourisme de masse par leur emplacement reculé, et la pauvreté des infrastructures locales. Nous passerons ici de longs moments à échanger avec Noruz sur des sujets dont, ici, « on ne parle pas ». Des sujets sur lesquels on est priés de ne pas avoir d’avis. Pas en public du moins. La vie politique du pays, la condition de la femme, le sort réservé aux minorités ethniques dans le pays (Pamiris kirghizes, afghans…), la sexualité et le mariage, l’accès à l’éducation et aux études supérieures. Nous prenons conscience que la distance qui nous sépare de la vie de notre guide, et ami, est bien plus que géographique. Il paraît impossible, et dénué de sens, de tenter de la combler. Silence face à la majesté des lieux. Il est l’heure de rentrer dîner…

D’autres moments sont plus légers, et insolites. Il en est ainsi de ces bains naturels, creusés dans la roche et les sources sulfureuses de ces contrées au passé géologique mouvementé. Nous en visiterons deux, aux ambiances bien différentes. La non-mixité est garante de la bienséance. Nous troquons bien vite la pudeur pour l’insouciance et le réconfort des bassins à l’abri des regards. Dans le premier, une petite souris aurait vu deux grands enfants tout maigres s’ébrouant, nus comme des vers, dans les eaux cristallines et minérales d’un petit coin de paradis d’altitude ! Le deuxième site était plus fréquenté, du fait des vertus thérapeutiques prêtées aux boues siliceuses qui tapissent le fond des bassins. Des patients brûlés ou atteints d’affections dermatologiques s’enduisent méticuleusement le corps de l’onguent naturel. Ils feraient pâlir nos plus grands spécialistes, par la diversité et la sévérité des maladies visibles ici.  Mille autres anecdotes seraient nécessaires pour dépeindre exhaustivement notre expérience Wakhi, comment faire un choix entre ces moments ? Le fumet salé d’un bouillon de cives côtoie dans ma mémoire la recherche d’une mine de rubis perdue, dont l’emplacement exact semble farouchement tenu secret par les habitants du coin. Le souvenir des gamins poussiéreux émerveillés par le portrait en pied qu’immortalise notre polaroïd. L’ambiance de l’incroyable magasin de Langar, où les cahiers d’écoliers voisinent le grain vendu en vrac et les barres chocolatées périmées, dans un capharnaüm au charme unique. Le sourire espiègle de cette gamine à la chevelure de feu, tenant la dragée haute à Lucie au jeu de « qui fera la plus belle grimace ». L’accueil, toujours plus chaleureux, de chaque mère, de chaque ouvrier, de chaque paysan, qui considère notre venue comme un honneur. Je ne m’habitue pas à ces marques d’humanité désintéressées. Comment ne pas avoir confiance en l’Autre, dans des moments pareils ? Comment expliquer que nous ne soyons pas capables de simplement « vivre ensemble », une fois de retour dans nos contrées natales ? A quel moment tout cela a-t-il « merdé » ?

 

Les jours se succèdent, et avec eux les kilomètres qui nous séparent de Khorog, la capitale du Pamir. Nous retrouvons avec cette ville l’asphalte sous nos pieds, des chaises et des tables pour manger, une université rutilante, des trottoirs…et du monde pour les occuper ! Quelques touristes fatigués viennent d’arriver de Dushambé (la capitale du pays) après douze heures de route. Voilà ce qui nous attend demain, si nous parvenons à trouver deux places dans un taxi collectif. Avec ce trajet qui s’annonce, vient également l’instant des adieux avec Noruz et Abdu. Le moment pour eux de regagner leurs chères montagnes, et l’austérité du quotidien. Ils semblent empruntés dans cette petite agglomération, de la taille d’un gros bourg de province pour nous. Retour à cette distance qui nous sépare, comblée par la beauté et la vérité des moments que nous aurons partagés pendant ces semaines. Nous garderons d’eux leur sourire, leur simplicité, et leur dévouement à nous rendre la vie encore plus douce lors de notre passage dans ces terres hostiles. Une dernière photo floue, aussi. Une des seules de nous quatre, prises quelques instants avant notre départ dans la boîte à sardine sans amortisseurs le taxi collectif. Elle se passe de légende.

Et de quoi se joindre sur Whatsapp, histoire de continuer à bosser notre kirghize ! Kitineh chamaa suuk !**

 

 

*construction religieuse

** un petit peu le vent froid est !

Écrire commentaire

Commentaires: 0