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Vingt-Trois

 

On nous a dit de venir. Quand on voudrait. Mais dès que possible. Enfin, quand on pourrait. Mais dans pas trop longtemps.

On nous a dit de venir. Pour qu’on nous explique. Pour comprendre. Pour mettre des visages sur ces voix qui ponctuent nos journées, et nos nuits.

On nous a dit de venir. En faisant attention sur la route. En appelant ce numéro si la police ne voulait pas nous laisser passer. On leur expliquerait. Ils comprendraient. C’était exceptionnel.


On nous a dit de venir. Pour la première fois depuis 4 semaines. Depuis que notre vie a basculé du cauchemar collectif à l’horreur individuelle.

 

On nous a dit de venir.

 

Alors on est venus.

 

Il est 15h. La salle d’attente est déserte. Je suis assise sur une chaise sans âme, et sans accoudoirs. Lui ne tient pas en place. Mon frère n’a jamais été très patient. On nous a dit qu’on viendrait nous voir très vite. La porte d’entrée automatique est condamnée, barrée avec du scotch de chantier rouge et blanc. Je me demande par où on va rentrer. Il y a certainement une entrée de service. Au dessus de nos têtes, un panneau bleu est accroché. Il est écrit « Service de Réanimation Chirurgicale. Visites libres ». Il manque une vis, en bas à droite.

 

Une porte dérobée sur ma droite, s’ouvre doucement. Une femme se dessine dans l’encadrement. Elle est de taille moyenne, mince. Difficile de lui donner un âge, ainsi vêtue, et la moitié du visage recouverte de ces masques dont ils parlent tout le temps a la télé. Quelques mèches blondes dépassent de son bonnet coloré. Son prénom est écrit dessus. D’elle, on ne voit que ses yeux, d’un bleu d’acier. Elle me tend une main, se ravise. Elle aurait aimé me saluer autrement, mais, vous comprenez, avec le virus… Je comprends. Une main sur le cœur, c’est comme ça qu’on fait, chez nous. Derrière elle, la silhouette d’un homme se dessine. Il est plus grand qu’elle, jeune, des sourcils noirs et fins ornent des yeux marrons. Il jette un regard à mon frère, évite le mien. Il a l’air mal à l’aise. Lui ne porte pas de bonnet, impossible de connaître son prénom.

 

Quelques secondes plus tard, nous voilà installés dans une pièce exiguë. Plus de fauteuils qu’il n’en faudrait. Les murs sont blancs, nus et borgnes. Une autre porte habille le mur opposé à celui par lequel nous sommes arrivés. Je suppose qu’ils sont entrés par là. Dans un coin de la pièce, un aquarium est rempli de poissons multicolores. L’oxygénateur bulle silencieusement, troublant la surface de l’eau. Quelques jouets pour enfants sont posés sur une étagère. Quel endroit étrange. Je suis peut-être juste en train de rêver. Une boîte de mouchoirs entamée siège sur la table au centre de la pièce. Si c’est un rêve, je ne suis pas certaine de l’aimer. Dans l’aquarium, la plupart des poissons sont allés se cacher derrière une reproduction d’épave en plastique. J’ai l’impression que ce sont des combattants. Je n’y connais pas grand-chose.

 

« … et c’est pour ça qu’on va a demandé de venir aujourd’hui ».

Atterrissage. Brutal. Je lâche le smartphone que j’agrippais sans m’en rendre compte. Tout le monde me regarde. Mon frère, et ses joues mal rasées. La dame blonde, et ses mains pleines de doigts qui s’entrelacent. Le grand monsieur brun, qui a l’air d’avoir retrouvé un peu de contenance.

 

« Je suis désolée, je n’ai pas entendu ce que vous venez de dire. Vous pourriez répéter ? »

 

Elle peut répéter. Elle se présente, elle est médecin dans le service de réanimation. Elle s’occupe de Maman depuis quelques jours. Le monsieur est infirmier, il était déjà là hier, il s’occupe d’elle avec le reste de l’équipe. Il s’appelle Édouard. C’est elle que j’ai eu au téléphone hier soir, et ce matin. Elle voudrait savoir si j’ai bien compris ce qui se passe, si j’ai des questions.

 

 Ce qui se passe ? Maman a été admise en réanimation il y a trois semaines et demie, pour « insuffisance respiratoire aiguë » nous a dit le médecin des urgences. Jusqu’à présent, elle vivait dans un immeuble du siècle dernier, menait sa petite vie tranquille dans un quartier populaire. Il lui arrivait encore de faire quelques ménages, pour rendre service à ses « petites mamies » comme elle disait. Elle avait pris sa retraite il y a un an, à soixante-deux ans, mais n’avait jamais eu le cœur de les « abandonner ». Elle ne faisait pas ça pour l’argent. Maman avait toujours vécu chichement, et elle avait pu finir de payer l’appartement malgré le départ de notre père. Un jour, il était reparti en Algérie, et on ne l’avait plus jamais revu. On était déjà grands, mon frère et moi. Pour elle, la vie s’était arrêtée. Et puis elle avait réussi à faire face. Je crois qu’elle avait autant besoin de ce contact humain, que les petites mamies de sa présence rassurante. Elle leur faisait quelques courses pour dépanner, et rapportait des pâtisseries du bled pour leurs petits-enfants, à la fin de l’été. Elles lui offraient une tasse de café instantané bon marché et quelques euros pour améliorer le quotidien. Échange de bons procédés.

Tout ça s’était arrêté brutalement, quand le confinement avait été décidé. Depuis, elle restait chez elle, et on gardait le contact avec les smartphones et les appels vidéo. Avec son diabète et sa tension, on préférait qu’elle reste chez elle. Elle était encore jeune, mais mieux valait être prudent.

 

La dame blonde au chapeau vert acquiesce. Elle doit déjà savoir tout ça, je l’ai raconté il y a trois semaines, quand Maman est arrivée dans le service. Peu importe, je crois que j’ai besoin de leur redire. J’ai besoin de parler de cette vie « d’avant ». D’en parler pour tenter de la retenir. Je sens que les larmes me viennent. Ma vue se trouble. La main de mon frère se pose sur la mienne. Foutu virus.

On a tout notre temps, me dit-elle.

 

Depuis qu’elle est arrivée dans ce service, chaque semaine nous a apporté son lot de mauvaises nouvelles. Par téléphone, toujours. Nous n’avions pas le droit de venir la voir, même pas les enfants, même pas quelques instants. Pour nous protéger, pour protéger le plus grand nombre. Intubation et assistance respiratoire la première semaine. Une nouvelle pneumonie et un nouveau traitement la deuxième semaine. Depuis le début de la troisième semaine, les choses se sont accélérées. « Fibrose », « elle ne répond plus aux traitements », « nous sommes très inquiets ». Chaque nouvelle analyse, chaque scanner jouait en sa défaveur. Chaque tentative de lui apporter l’oxygène dont elle manquait tant se soldait par un nouvel échec. Personne n’avait de solution à nous proposer, ni ces gens qui nous appelaient matin et soir, ni des experts d’autres hôpitaux plus spécialisés. Nous avions arrêté Internet et son vomi d’informations contradictoires et anxiogènes dès la première semaine. Il nous restait les prières, mais rien ne venait de ce côté-là non plus. Foutu virus.

 

Hier soir, j’ai senti que nous avions atteint le point de non-retour. L’état de Maman se dégradait très vite. Ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour la stabiliser, mais le maximum de la médecine n’était plus très loin. Qu’on ne pourrait pas s’acharner à la maintenir en vie très longtemps à ce niveau de soins. J’étais d’accord. Elle n’aurait pas voulu ça. On me rappellerait dans la nuit si son état s’aggravait encore, si elle ne répondait plus du tout aux traitements.

L’appel était arrivé aux premières heures du jour, après une nuit d’insomnies et de prières. Ce Ramadan ne pouvait pas commencer sous de plus sombres auspices.  On nous disait de venir. Que c’était la fin.

 

Voilà ce que j’avais compris. Que c’était la fin. Que c’était comme ça que l’histoire allait se terminer. Dans une pièce borgne avec un aquarium rempli de poissons anonymes, en face d’une femme blonde aux yeux d’acier que les mesures de distanciation sociale m’empêchaient d’étreindre. La main de mon frère se serre sur la mienne. Je réajuste mon voile, lui jette un regard. Une larme coule le long de sa joue. Elle porte les marques des dures années de labeur, du deuil des anciens, des enfants qu’il n’a pas eus.

 

Alors non, j’ai pas de questions. Mon frère veut savoir « comment ça va se passer, après ? ». On s’en fout de ça, on aura bien le temps de voir. Il soupire. J’ai raison, on verra ça après. De toutes façons, on ne pourra pas rapporter le corps au pays, avec la fermeture des frontières. Et qu’est-ce que tu veux qu’ils en sachent, eux, ils sont docteurs, ils s’occupent des vivants, pas des morts.

 

La dame blonde nous adresse un sourire compatissant sous son masque.  Est-ce que je veux qu’ils nous accompagnent pour aller la voir ? On pourra rester aussi longtemps qu’on le souhaite, il y aura des chaises, on pourra la toucher, lui parler, lui dire ce qu’on a besoin de lui dire. Elle ne peut pas dire si elle nous entend, elle sait juste qu’elle ne pourra pas nous répondre. Mais que si on a des choses importantes à lui dire, ce sera le moment de le faire. Pour elle. Pour nous. C’est important qu’on puisse le faire, c’est pour ça qu’ils nous ont donné la possibilité de venir. 

 

Non, merci, on ne veut rien boire avant. C’est Ramadan. On ne peut pas. Édouard regarde ses chaussures. Il n’a pas dit un mot, depuis le début. Quel âge peut-il avoir ? Vingt-deux ans? Vingt-trois peut-être ? Que signifie l’âge, quand la mort fait partie du quotidien ?

 

Ce n’est donc pas un rêve. Nous voilà habillés comme eux, prêts à rentrer dans le service. La lumière s’éteint, plongeant les fauteuils dans le noir. Seule une veilleuse éclaire de sa lumière blanche les combattants toujours cachés derrière leur épave. La deuxième porte se referme derrière nous. Je ne retiens plus mes larmes.

 

On nous a dit de venir. Pour la voir. Pour dire "au revoir" à celle qu’on n’aura pas pu retenir.

Foutu virus.

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