Après plusieurs semaines d’absence, je crois qu’il est temps d’adresser un petit clin d’œil à une habitante essentielle, restée dans l’ombre des chroniques précédentes.
Je ne sais pas comment j’ai pu laisser Alison sur le côté de la via romaine qui conduit à notre village. Sous les traits d’une jeune femme pétillante, mi blouse-blanche, mi-standard téléphonique, Alison fait partie de ces collègues qui vous rendent la vie plus douce et plus facile, en vous déchargeant de tâches ingrates, et avec enthousiasme, qui plus est. Laissez-moi vous en dire davantage.
Une fois que votre vie a été sauvée par nos gadgets bruyants et lumineux, que vous avez passé l’épreuve des trois tours de service au bras d’un de nos kinés, que vous avez terminé votre cure d’amaigrissement forcé et surmonté les complications les plus rebelles, commence pour nous la partie la plus difficile de votre prise en charge.
Que l’on pourrait résumer avec la question : « Et on va le mettre où le malade de la 15 après ? ».
Avec la période actuelle, les choses sont paradoxalement assez simples. La majorité des services conventionnels ont été transformés en services « COVID », et le simple portage de ce petit être dans vos voies respiratoires vous ouvrira facilement leurs portes ! Ajoutez à cela le fait que les places de réanimation sont très précieuses en ce moment, et vous comprendrez sans peine que nos collègues des services conventionnels sont plus prêts que jamais à nous venir en aide.
En dehors de la période « Corona », certaines situations sont assez simples, tandis que d’autres sont plus compliquées :
- Si vous avez été opéré par un chirurgien, vous pourrez aller dans son service de chirurgie. S’il n’y a pas d’autre problème notable à régler. A condition qu’il reste des places. Et que l’interne de chirurgie ait transmis le message à la cadre. Et que la cadre vous rappelle. Sur le bon numéro. Vous voyez que cela fait déjà pas mal de cases à cocher.
- Si vous avez été opéré par deux chirurgiens de spécialités différentes, voire d’avantage — ce qui arrive fréquemment en cas de problèmes sérieux, la tâche se complique. Commence alors un menuet de politesse et autres ronds-de-jambes pour savoir qui va vous « récupérer » : « Non mais vas-y prends le toi. Non toi d’abord. Non tu l’as plus opéré que moi. Non mais toi tu l’as opéré en premier. Oui mais moi j’ai pas eu de complications. On la joue à pierre-feuille-ciseaux ? » Pendant ce temps, nous, on compte les points.
- Si vous n’avez pas été opéré, mais que vous êtes jugé suffisamment aliéné, ou encore trop désireux de mettre fin à vos jours, alors vous pourrez bénéficier d’un transfert dans un service de psychiatrie. Sauf si vous avez encore des problèmes extérieurs à la psychiatrie. Un esprit fou dans un corps sain, passe encore, mais pas l’inverse.
- Si vous êtes tout vieux et que vous avez pleins de petits problèmes à régler, vous aurez peut-être la chance d’être admis en gériatrie. Je dis peut-être, car il faut qu’il y ait de la place. Cela arrive parfois les nuits de pleine-lune, quand la constellation du dentier entre en résonance avec la nébuleuse de la cataracte. Je suis trop jeune pour avoir connu pareil événement. Vous rencontrerez alors les praticiens les plus holistiques de l’hôpital, qui vous remettront sur pied et referont la déco de votre maison. Bonjour Stana® et siège de douche, adieu tapis félons et cuisine au gaz.
- Si vous avez un problème rare, faisant intervenir des anticorps anti-poils de limace ou un symptôme au nom imprononçable, à vous le grand frisson de la médecine interne. Vous ferez alors la connaissance de docteurs bien plus intelligents et cultivés que nous, qui ne vous lâcheront pas la grappe tant qu’ils n’auront pas compris ce qui vous arrive. C’est un peu la différence avec nous, vulgaires anesthésistes-réanimateurs : parfois, vous sortirez de chez nous guéris, mais on ne saura pas exactement pour quelles raisons. Ailleurs, vous ne survivrez malheureusement pas, mais au moins on aura compris pourquoi. D’aucuns diront que c’est surtout le résultat qui compte.
- Si vous avez abusé de la boisson ou des champignons, jusqu’à l’ivresse comateuse, et que cette petite soirée entre amis s’est terminée par quelques heures d’assistance respiratoire, vous pourrez probablement rentrer rapidement chez vous. Non sans avoir médité quelques heures sur votre condition d’adulte responsable dans un lit de réanimation mal protégé des regards. Vous en serez quitte pour un gros mal de crâne, et un attentat forcé à la pudeur. « Allez, on inspire un grand coup, je retire la sonde urinaire ».
- Si vous avez souffert d’un problème cardiologique grave, c’est très bizarre que vous soyez venus dans notre service. Mais comme on est sympas et très adaptables, on s’est occupés de vous quand même. Maintenant que l’orage est passé, reste plus qu’à vous trouver une place dans l’hôpital avec tout plein de cardiologues dedans. Ils s’occuperont des finitions.
- Si vos reins ont décidé de se mettre en grève pour une durée indéterminée, voire éternelle, on parlera de vous à nos collègues néphrologues. Un petit programme à base de dialyse et de gouda sans sel vous attend dans leur service. Vous pouvez aussi oublier le beurre salé sur les radis, si vous ne voulez pas bientôt les manger par la racine.
- Si la violence du traumatisme crânien qui vous a mené chez nous vous a privé d’une partie suffisante de vos capacités intellectuelles, alors vous ne rentrez dans aucune des cases ci-dessus. Et c’est un peu plus compliqué. Votre destin se trouve plutôt en direction d’un centre de rééducation spécialisé. Un long parcours vous attend, dans les mains de soignants experts de la remise en forme et de la plasticité cérébrale, pour renouer dans quelques mois avec la vie la plus « normale » possible.
Je pourrai continuer cette liste pendant quelques pages encore, mais je pense que vous avez compris la logique. A chaque type de patient correspond une « filière » de soins, organisée autour de professionnels habitués à travailler ensemble pour prendre en charge telle ou telle famille de pathologies.
Tout cela semble fonctionner à merveille, n’est-ce pas ?
Tout cela fonctionnerait en effet à merveille, s’il y avait un nombre suffisant de lits pour accueillir tous ces patients, ainsi que tous ceux qui doivent y entrer sans être passés par un service de réanimation auparavant. Les politiques publiques des dernières décennies ont malheureusement donné la part belle au « virage ambulatoire » et à la fermeture de lits d’hospitalisation conventionnelle. Ce qui nous place dans l’impasse, par exemple pour les patients qui, plutôt que du virage ambulatoire, ont besoin d’un déambulateur. Et comme nous, les réanimateurs, ne sommes pas très patients, nous avons souvent du mal à accepter le principe de « liste d’attente » et qu’on ne puisse pas s’occuper de vous tout de suite. On a aussi quelques défauts, il faut le reconnaître.
C’est là qu’Alison intervient. Alison connaît toutes les cadres de tous les services de l’hôpital. Et probablement des autres hôpitaux de la région aussi. Présente à toutes les réunions de début de journée, et au courant de tout ce qui s’y est dit, je la soupçonne d’être douée d’ubiquité. Elle est dotée d’un processeur capable de vous trouver le numéro de la ligne des admissions en moins de temps qu’il ne faut pour allumer votre ordinateur. Et a déjà noté tous vos rendez-vous de suivi dans votre agenda avant même que nous, les docteurs, ayons eu l’idée de lui demander de les prendre. Et elle est capable de rattraper le coup d’une sortie mal engagée, nous épargnant de longs palabres téléphoniques avec une cadre revêche.
Bref, Corona ou pas, Alison est vraiment un personnage incontournable de notre village, et il me fallait aujourd’hui lui rendre hommage. Et la remercier de ne pas partir trop souvent en vacances !
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Chenavier regis (mardi, 05 mai 2020 13:52)
Quel belle hommage très fier de ma nièce .
On le savait déjà qu elle est formidable �
Chenavier - Ichaso (mardi, 05 mai 2020 13:58)
Très fière de ma cousine �