Charles est chirurgien orthopédique. Spécialisé dans les prothèses de hanche et de genou. Certains transforment l’eau en vin, d’autres encore le plomb en or. Lui transforme le cartilage en céramique, l’arthrose en cicatrice. D’habitude, son quotidien est assez bien réglé : sur le pont à 6h45, il passe en revue les cas de la journée avec son équipe d’internes, avant d’enchaîner les opérations jusqu’au milieu d’après-midi. Il a appris à ne pas déjeuner le midi. Un truc d’anesthésiste, comme il dit, quand il entend que ça se bouscule derrière les champs, vers la fin de matinée. « Dépêchez-vous, vous allez rater l’ouverture du self, il est bientôt 11h30 ! ». La pique est un peu surannée, mais elle fonctionne toujours. Plus vraiment débutant, pas encore complètement usé par les rythmes infernaux, il est à la croisée des chemins. Au fond, il sait bien qu’il devrait lever le pied, mais que voulez-vous, « on a toujours fait comme ça… ». Les fins de journées ne sont pas moins chargées, puisqu’il faut encore passer voir les opérés du jour et de la veille dans les services, répondre aux questions des internes et aux sollicitations de la secrétaire. Participations à des conférences, cours à la fac, créneaux de consultation pleins à craquer, ou encore les dossiers du grand patron à éplucher pour il y a trois jours. Charles avait l’habitude de rentrer chez lui bien après le dîner des deux gamins, pour repartir le lendemain pendant que la maison dormait encore. Il n’avait pas le temps de s’ennuyer, les journées défilaient à toute allure, les semaines sans les voir passer, les semestres étaient vite achevés. Les vacances d’été représentaient une des seules respirations de l’année, autant que l’occasion de se retrouver en famille. Sa femme était assez stricte là-dessus.
Tout ça, c’était avant qu’un truc microscopique ne vienne s’en mêler.
Au début, il n’avait pas bien pris la mesure de cette menace invisible, venue de loin, presque virtuelle. « Encore une invention des chinois » lui avait dit un de ses collègues, pas le plus inquiet du monde quant aux semaines à venir. La vie allait continuer, les malades seraient opérés, le service allait continuer de tourner, jusqu’aux vacances de Pâques. Les deux collègues, amis à la ville, partiraient en vacances ensemble à la montagne, sans les épouses ni les gamins. Leur bouffée d’oxygène à eux avant d’attaquer le marathon printanier. Autour d’eux, beaucoup semblaient indifférents à ce « non-événement ». A peine un mot lors de la dernière réunion de programmation du bloc opératoire, fin février.
Et puis, en l’espace de deux semaines, tout s’était emballé. La planète avait perdu la tête, et avec elle, son monde s’était effondré. Dès la première semaine de mars, des rumeurs d’annulation ou de report des chirurgies non vitales avaient couru sur les boîtes mails. Cela c’était confirmé le 13 mars, avec l’ordre du gouvernement d’annuler toutes les chirurgies « non-urgentes ». Autant vous dire que le remplacement de genoux usées par le poids des ans et l’obésité ne rentrait pas dans cette catégorie. Parallèlement à cette mesure, il avait également dû annuler toutes ses consultations. Certains patients, par peur de la contamination, avaient déjà pris les devants. Les cours et ateliers qu’il devait animer à la faculté de médecine rattachée à son hôpital avaient eux aussi été annulés. Les étudiants hospitaliers, renvoyés chez eux, tandis que tout le programme des examens de fin d’année était mis en suspens. Ses recherches à l’école d’anatomie avaient été mises en parenthèses, ruinant des semaines de travaux préparatoires réalisés avec deux de ses internes. En quelques jours, sa vie bien réglée s’écroulait par pans entiers.
Au lendemain du 16 mars, il avait continué à aller bosser, par habitude, et pour ne pas rester à la maison « à ne rien faire ». Son bureau n’avait jamais été aussi rangé, sa boîte mail
aussi bien triée. Les stylos étaient ordonnés par ordre de taille, et son modèle anatomique de hanche en 3D était parfaitement dépoussiéré. La pile de comptes rendus en retard avait été déblayée
à la fin de la première semaine de confinement. Il avait également profité de l’occasion pour mettre la dernière main à trois communications scientifiques qu’il rechignait à boucler depuis
quelques semaines. Pendant ce temps, « son » service avait été vidé de ses patients habituels, bien vite envoyés en rééducation. Des pneumologues, infectiologues, internistes,
généralistes avaient investi les murs du service de chirurgie. Il allait être transformé en service « COVID » pour absorber la vague de patients contagieux qui commençaient déjà à
arriver. Des stocks de masques, de blouses et de tabliers transparents avaient fait leur apparition. Les infirmières, plus habituées à gérer les pansements et les injections d’anticoagulants,
avaient dû réapprendre le fonctionnement d’un service de « médecine », épaulées par leurs collègues venues en renfort. Les couloirs bruissaient d’une activité nouvelle, la peur avait
vite été remplacée par la détermination. Il regardait passer un train bien organisé, que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Lui se retrouva rapidement désœuvré. Il ne savait rien faire d’autre que de la chirurgie. Il excellait d’ailleurs dans ce domaine, reconnu par ses pairs et ses patients. Fin clinicien, il était incollable sur l’examen d’un sportif blessé ou d’une malformation de hanche. Mais cela faisait des années qu’il n’avait pas mis le nez dans une ordonnance complexe, diagnostiqué de problèmes cardiaques ou pulmonaires, ni eu à gérer d’urgence vitale. Pour tout ça, il faisait confiance aux anesthésistes, qui géraient ces aspects bien mieux que lui. Chacun son métier, et les prothèses étaient bien posées. Il aurait bien proposé de remplacer une infirmière, mais il se savait incapable de faire la moindre dilution, ni de gérer efficacement un secteur de quinze patients infectés.
Il se sentait parfaitement inutile, témoin impuissant des allées et venues de ses collègues issus des services de médecine. Il fallait qu’il trouve un moyen de participer. Ce n’était pas son genre, de rester les bras croisés, et il devait bien pouvoir se montrer utile quelque part. Il savait que, dans d’autres villes, ses semblables avaient été organisés en « DV team* ». Ici, cette organisation n’avait pas été retenue, les réanimateurs avaient l’air de vouloir gérer seuls.
La solution était pourtant bien venue des services de réanimation. Celui de son hôpital avait été durement frappé par l’épidémie, et de nombreux soignants avaient été touchés, forcés de s’arrêter et de rester en quarantaine chez eux. Il était monté au front, avec deux de ses collègues et tous leurs internes. En quelques heures de formation auprès des travailleurs les moins diplômés de l’hôpital, il avait renoué avec les petits boulots du tout début de ses études. Retour quinze ans en arrière. Faire des toilettes, laver, installer, donner à manger, gérer les stocks de draps et de brosse à dents, passer un coup de lingette désinfectante sur les surfaces. Cela faisait trois semaines désormais que Charles était un des nouveaux aides-soignants de la réa C, troisième étage du bâtiment 2. Deux semaines que, deux ou trois jours par semaine, Charles arrivait aux aurores, garant son break familial à sa place habituelle, tandis que ses collègues descendaient des transports en communs venus des banlieues moins favorisées. Certains de ses pairs s’en était amusés, d’autres s’étaient offusqués. « Tu ne vas pas aller torcher des culs, quand même ? », lui avait dit un de ses mentors, proche de la retraite. Et pourtant, si. Matin et soir, il torchait des culs, comme le faisaient tous ces travailleurs de l’ombre, qu’il avouait parfois ignorer, dans la ruche que constitue le bloc opératoire. Cette crise lui avait permis de se rendre compte que certaines choses ne se faisaient pas « toutes seules ». Les patients n’arrivent pas à l’heure, lavés et rassurés « tout seuls » à la porte du bloc opératoire, les draps tachés de sang et de merde ne se jettent pas « tout seuls » dans les paniers de la blanchisserie. Tout ça, il le savait déjà bien entendu, il n’était pas dupe et tâchait d’accorder de l’attention à chaque membre de son équipe. Mais entre le savoir et le vivre, un monde existait. Leçon d’humilité, et ravissement pour ses nouveaux collègues. Il apportait régulièrement le petit déj pour tout le service. Sa machine à café avait déménagé de son bureau vers la salle de pause, et la cagnotte était renflouée pour plusieurs mois.
Bientôt, tout cela toucherait à sa fin. Il l’espérait. La nouveauté des premiers jours avait cédé la place à la lassitude, et il lui tardait de pouvoir opérer de nouveau. Les prévisions en la matière n’étaient pas optimistes. Les stocks de matériel étaient au plus bas, et ses anesthésistes craignaient de manquer de médicaments pour endormir les patients. Seules les chirurgies sous anesthésie locale ou partielle allaient pouvoir reprendre à court terme. Une minorité, en ce qui le concernait. Il ne pourrait obtenir gain de cause que pour les cas les plus urgents, comme les anciennes prothèses infectées, ou les patients les plus jeunes, à qui la chirurgie pourrait permettre de reprendre un travail. Il n’avait que peu de nouvelles de ceux qu’il devait opérer quand cette crise a débuté. La plupart d’entre eux étaient déjà âgés. Certains étaient morts, emportés par le Corona. Il le savait par sa secrétaire, qui avait essayé d’en rappeler plusieurs, pour trouver une date d’opération à la rentrée. D’autres, s’ils avaient survécu, devaient être dans un drôle d’état. Affaiblis, à bout de souffle après avoir été infectés, le remplacement d’une articulation allait devenir le cadet de leur souci. Sans compter que les anesthésistes ne donneraient jamais leur feu vert pour des chirurgies aussi lourdes chez des patients très fragilisés. Trop dangereux.
Charles avait le sentiment que cette crise, au-delà des bouleversements qu’elle allait entraîner dans les sociétés modernes, laisserait une empreinte durable dans le fonctionnement de son service. A chaque échelon, les soignants qu’il côtoyait au quotidien allaient avoir appris de nouvelles façons de travailler, mis au point des organisations adaptées à une situation inédite, surmonté des barrières qui paraissaient infranchissables il y a quelques mois encore. Ces avancées viendraient peut-être compenser, au moins partiellement, l’épuisement et les conséquences psychologiques que cette tempête allait laisser derrière son passage. Le retour à une activité « normale » serait long, plusieurs semaines, plusieurs mois certainement. Et qui était capable de prédire ce que serait la « norme » de demain ?
Bientôt, tout cela toucherait à sa fin. Il espérait que les fondations étaient solides. La cité hospitalière valait plus que quelques vestiges. Pourvu que les bâtisseurs de demain ne lésinent pas. Car, il allait falloir tout reconstruire.
* Littéralement « équipe de décubitus ventral. Constituées de personnels non spécialisés en réanimation (dont des chirurgiens), mais spécifiquement formés à la manœuvre, elles ont permis de faire bénéficier des patients de réanimation de ce traitement, très gourmand en ressources humaines. Ce système a été abondamment utilisé en Chine, en Italie, aux États-Unis, mais assez peu en France, en dehors de l’Ile de France et du Grand Est.
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Petit Stéphanie (mardi, 05 mai 2020 07:33)
Merci pour cette mise en lumière des rôles tenus par les uns et les autres, dans cette nouvelle vie
Clo J. R. (vendredi, 08 mai 2020 12:21)
Merci pour ce témoignage (et par la même occasion, pour votre blog intelligent et sensible, qui m'a permis de prendre conscience de ce que les équipes hospitalières vivaient au quotidien, au front, pour guérir toutes les personnes affectés par le covid-19) !
Et en ce qui a trait au témoignage ci-dessus, je ressens beaucoup de respect pour un médecin, chirurgien qui plus est, dont les egos sont parfois hypertrophiés, de ne pas hésiter à aider, et ce de toutes les manières possibles ! (Son "mentor", si un jour il n'est plus capable de le faire tout seul, se torcher le cul (ce que je ne lui souhaite pas !) sera bien content qu'il se trouve quelqu'un, en l'occurence un(e) aide-soignant(e) pour le faire à sa place !!!)
Respect profond et gratitude immense à TOUS les corps de métier qui ont permis à tant d'entre nous de recouvrer la santé, et une pensée particulière pour tous les Charles, qui tirent l'humanité vers le haut.