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« Ramadan Mubarak »

J’habite dans le quartier de la Guillotière. « La Guillotine » comme disent certains, s’arrêtant à la mauvaise réputation que lui a collée son passé entaché par la drogue et la prostitution. Ce serait se bercer d’illusions que de prétendre qu’ils ont complètement disparu aujourd’hui, mais je peux témoigner, avec sept ans de recul, qu’il y fait plutôt bon vivre. Il ne faut pas trop tenir à l’éclat de sa carrosserie, et parfois tolérer quelques poubelles brûlées les soirs de matchs « importants », mais au moins, ce quartier vit ! Historiquement zone de transit des immigrés maintenus en quarantaine avant de pouvoir franchir le pont menant au centre-ville, le quartier a gardé une âme particulière. A cheval entre deux arrondissements, il enjambe aussi tout le pourtour méditerranéen, une partie de l’Afrique subsaharienne, et jusqu’aux confins de l’Asie. On y parle toutes les langues (même le français, je vois poindre le sarcasme de certains !), et on y prie de toutes les façons. Si le quartier est parfois brouillé avec son passé, son avenir n’en demeure pas moins incertain. Stratégiquement situé au cœur de la métropole, et confronté comme ailleurs à la raréfaction des biens immobiliers, il subit une gentrification depuis quelques années. J’en parle d’autant plus librement que j’en suis un des acteurs… Des travailleurs aisés acquièrent petit à petit des biens immobiliers à rénover, au détriment des populations pauvres, ou dont la vie n’est pas « un long fleuve tranquille ». Ou alors si, mais plutôt version Groseille. L’équation entre la préservation de l’âme du quartier, le maintien de la mixité sociale qui fait son identité, et les lois du marché et des promoteurs immobiliers semble délicate à résoudre. D’autres quartiers de grandes villes françaises traversent également cette transformation forcée, comme celui du Panier à Marseille.

 

Le mois de ramadan s’est ouvert il y a quelques jours. Il est habituellement synonyme d’une vie sociale et commerçante très intense. La place principale, récemment rénovée, et les rues qui l’entourent, se remplissent dès l’après-midi venue d’une foule d’hommes et de femmes remplissant leurs paniers en vue de la rupture du jeûne.

Si j’écris aujourd’hui, c’est pour essayer de me souvenir de ces instants fugaces. Laissons le souvenir de l’insouciance et des échanges sans entraves habiller notre dernier mardi confiné… Le spectacle qu’offrent ces fins de journées flatterait chacun de vos sens. L’ouïe, tout d’abord. Il suffit de s’approcher du centre névralgique du quartier pour sentir l’énergie qui bruit de toutes parts, distinguer les éclats de voix des chalands et la rumeur de la foule. Aux heures de pointe, chaque mètre carré n’est que bourdonnement des âmes avides de salut, des bras en quête de nourritures terrestres. Les trottoirs ronronnent de vie. L’odorat n’est pas en reste ! Il vous suffit de vous installer, un peu à l’écart du flux pour ne pas risquer l’estocade, de fermer les yeux et d’ouvrir grand vos narines pour voyager bien loin des pots d’échappement qui empestent le quotidien. L’odeur caractéristique de la coriandre viendra bientôt disputer la première place au fumet des grillades à la braise du stand voisin. Prenez un bouquet d’aromates entre vos doigts, frottez les quelques instants, et ce sont des accents herbacés qui prendront le relais. L’écorce épaisse des citrons charnus laissera une trace acidulée sur la pulpe de vos doigts. Vous les léchez avec gourmandise, que pourrait-il vous arriver ? Changez d’angle, et la saveur capiteuse des fruits exotiques mûrs vous enivrera. Avant de partir, pourquoi ne pas vous laisser étourdir par les volutes des pipes à eaux, attisées par les hommes du quartier ? L’envie d’ouvrir les yeux vous reprendra sûrement bien vite, tant le spectacle qui s’offre à eux est riche ! Des couleurs accrocheuses des étals et des parasols qui les ornent en passant par le doux reflet de la lumière du soir sur les emballages plastifiés. Sur certains étals, des bouteilles remplies de liquides épais, blanchâtres, jaunes d’or, ou recouvertes d’étiquettes plus familières. Les toiles cirées de la rue principale croulent sous les pâtisseries dorées. Le sirop de sucre dont les sont badigeonnées les fait luire et appelle le regard. Avalanche de calories coupables, parsemées de graines de sésame. Des hommes nombreux vous entourent, dans un ballet désorganisé. Ils sont de tous âges, de toutes tailles. Ils sont beaux ou laids, glabres ou barbus, rieurs ou renfrognés, pauvres ou plus aisés. Surtout, ils sont vivants, ils se frôlent, s’alpaguent, s’attrapent et s’empoignent. Ils s’épaulent, se touchent, s’échangent des accolades franches et des saluts virils. Souvenir d’un temps ou l’autre n’était pas le vecteur d’un mal invisible. Les femmes ne sont pas en reste, bien que souvent plus réservées. Elles s’expriment avec les yeux, les mains et le sourire. Elles vous parlent du savoir-faire et de l’amour du couscous bien fait, elles vous racontent la recette de la grand-mère qui donne à sa pastilla de poulet une saveur inimitée. Une main sur le cœur, ainsi se conclut chaque transaction. Signe d’amitié, bénédiction sur l’acheteur de passage ou le voyageur anonyme. Ceux qui ont déjà connu l’hospitalité des pays musulmans voient sûrement de quoi il s’agit.

Quel voyage à peu de frais ! Les montagnes russes de la sensorialité, un aller simple pour un extrait de Maghreb, un succédané de Moyen-Orient, une excursion immobile dans les allées d’un bazar stambouliote ou la réminiscence d’une échoppe encombrée au bord d’une route éventrée.

 

 

Les mailles du confinement, bien que de plus en plus lâches à l’approche de la date fatidique du 11 mai, sont venues museler ces témoignages de vie culturelle et de solidarité. La foule dans les rues est toujours présente, à peine moins nombreuse. Les étals ont quitté les trottoirs, et les tréteaux chargés ont regagné l’intérieur des échoppes. Des queues se sont formées sur les trottoirs, ou les voiles côtoient les masques de fortune. Certains se regardent avec méfiance, tandis que d’autres ont décidé de continuer à sourire à la volée. L’usage anarchique des gants me laisse rêveur, comme souvent. La sécurité qu’ils procurent est surtout celle de l’esprit, quand ils sont portés toute la journée. Le doudou à cinq doigts remplace la discipline du lavage des mains. La pensée magique a détrôné la rationalité. La distance sociale est restée confinée à l’extérieur du quartier. Comment tous les blâmer ? Deux mois déjà que ce confinement s’étire en longueur, plusieurs jours que les injonctions contradictoires pleuvent, que nos décideurs revisitent Stendhal sur la carte de France. Le rouge et le vert, ils se sont simplement trompés d’une couleur.  De temps en temps, une volée de CRS vient disperser les badauds trop nombreux. Chacun est dans son rôle. Les républicaines compagnies tentent d’assurer la sécurité. Les chalands rivalisent pour surpasser de la voix et du cœur le voisin de palier. Les cuisinières appliquées vantent avec fierté leurs mérites. Les badauds, croyants ou athées, font vivre une tradition séculaire. Chacun vient chercher un peu de réconfort pour son foyer. Proches du sol, les plus précaires mendient de quoi survivre. Ils savent qu’ils peuvent compter sur la solidarité qui anime cette période. Qu’il serait difficile de dicter une parfaite marche à suivre ? Nous voudrions tous préserver la santé de chacun, ne pas venir solliciter un système de soins épuisé, tout en préservant le tissu social, économique, familial, spirituel qui fait la charpente de notre société. Je ne connais pas la réponse à cette équation. En attendant, tandis que je regagne mon foyer, le quotidien reprend progressivement ses droits, un peu avant l’heure. Qui sait combien seront contaminés pour cet écart ? Tous le jugent de première nécessité. Qui de ces hommes et de ces femmes viendra alimenter la seconde vague qu’on nous promet ? Aucun, c’est tout ce qu’il faut espérer…

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