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Je ne suis pas un héros

En l’espace d’une nuit, nos corps de métier hier foulés du pied étaient portés au pinacle de la société. Les fainéants, les mal organisés, les tire-au-flanc, les trop-payés étaient devenus les fers de lance de la lutte armée contre un ennemi invisible. Un siècle après les Poilus des tranchées, « on » invoquait des discours guerriers pour parler de notre quotidien.

 

Je ne suis pas un héros. Je ne vais pas à la guerre, je ne monte pas au front. Je n’ai pas choisi de donner ma vie pour mon pays, comme le font les vrais héros, ceux dont on orne les cercueils de médailles, quand l’ennemi bien réel a été plus fort. Le seul front que je connaisse est celui, suant, livide, des patients au crépuscule de la vie, que les petites mains invisibles épongent, quand tous les autres soins sont devenus futiles.

 

Je ne suis pas un héros. Je continue à faire le métier que je me suis choisi, parce que je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre. Et aussi parce que, poussés par les injonctions héroïsantes d’une société toute entière derrière nous, nous n’avions pas d’autre choix. J’ai une sécurité de l’emploi absolue, je continue à avoir un salaire qui me permet de vivre pendant que d’autres se demandent de quoi demain sera fait.


Je ne suis pas un héros, et je ne lève pas le matin pour « sauver des vies ». Les politiques sauvent la face, Greenpeace sauve les dauphins, les vrais héros sauvent le Monde. Nous on essaie juste de faire dévier les mauvaises trajectoires, pour que l’atterrissage soit plus doux. Et parfois on n’y arrive pas. Et pourtant, ça fait partie de notre métier. On appelle ça pudiquement « la fin de vie ». Je vous parle ici de la mort, niée dans nos sociétés occidentales. C’est aussi ça, le quotidien de la réanimation.

 

Je ne suis pas un héros. Un héros fait son boulot de héros, point. Si j’étais un héros, je n’ose imaginer que la bureaucratie qui nous dirige me demanderait d’être secrétaire, brancardier, juriste, rédacteur médical, traducteur, statisticien, chercheur, enseignant, psychologue, manager. Vous croyez, vous, qu’on demande à Batman de surveiller des examens de première année de l’école des héros ? Et je souris en imaginant les Quatre Fantastiques en train de coder les comptes rendus de leurs interventions héroïques pour sauver l’Humanité. Voilà à quoi sont employés vos héros, leur temps a si peu de valeur…

 

Je ne suis pas un héros. Les héros ne se reposent pas, ils héroïsent à toute heure. Les héros ne sont jamais fatigués, jamais lassés. Ils sont toujours prêts à secourir la veuve, à recueillir l’orphelin, à blâmer les félons et justicier les vilains. Nous soignons tout le monde et chacun, les meurtriers comme les saints, les pauvres et ceux qui possèdent tout, ceux qui nous admirent et ceux qui nous conspuent. Vous avez déjà vu un héros se faire gazer parce qu’il demande les moyens de bien secourir ?

 

Je ne suis pas un héros. Vous voyez vraiment un héros règler des factures ? Vous avez déjà vu un héros payer au self son assiette de pâtes trop cuites avec son badge de héros ? Vous croyez que nos gamins écrivent, à la rentrée "Profession du père : héros"? C’est combien, la cotisation annuelle de l’Ordre National des Héros ? Et il y a quoi, dans le contrat d’assurance responsabilité professionnelle d’un héros ?

 

Je ne suis pas un héros. Mais comme les héros, je suis au-dessus de certaines préoccupations. On ne compte pas les heures des héros, quelle idée saugrenue ce serait là ? Un héros ne connaît pas l’épuisement professionnel, l’usure du corps, le délitement de la vie personnelle ou familiale, les collègues héros qui meurent à la veille de la retraite, consumés par une vie de sacrifices. Après tout, ces héros « l’ont choisi », c’est « leur vocation » d’être des héros. Qu’ils s’en contentent, quand tant de leurs congénères subissent les affres du monde du travail. Après tout, ils sont payés par nos impôts et par le fruit de notre travail. Cela en fait nos obligés. La sueur des uns rémunère les larmes des autres.


Je ne suis pas un héros. Les vrais héros appartiennent à un imaginaire, gravés dans la mémoire collective, éternels et atemporels. On veut faire de nous des héros, quand nous sommes des êtres périssables de chair et de sang. Des hommes et des femmes faits de larmes, de lymphe, d’urine, de bile et de deux-trois autres choses encore. Ceux qui prennent soin de vous ne sont ni des héros, ni des princesses. Désolé de briser vos rêves. Comme vous tous, nous vivons, parfois plus intensément que la moyenne, puis nous mourons un jour. Entre les deux, un intervalle libre, auquel nous essayons de donner un sens. Les plus ambitieux diraient « laisser une trace ».

 

Je ne suis pas un héros. A quoi ressemblerait un héros avec un masque FFP2 ? Quelle drôle d’image que ces héros qui héroïsent les mains étranglées dans des gants trop petits ! Combien ont dû prendre soin, à l’hôpital mais surtout à la ville, sans avoir les moyens élémentaires de se protéger ? Eux non plus ne sont pas des héros. Ils sont plutôt les kamikazes d’une lutte qu’ils n’ont pas choisie. Certains l’ont payé de leur vie. C’est le principe du kamikaze, me direz-vous.

 

Je ne suis pas un héros. Je refuse d’être un héros. Je refuse que notre société foule au pied les métiers qui lui sont le plus essentiels. Je refuse qu’on achète notre silence par une prime ou des honneurs hypocrites. Je refuse qu’on nous place au-dessus de la foule confinée, flattant l’égo plutôt que les grilles de salaires d’infirmières qui ne peuvent même plus se loger dans certaines grandes villes de France. Aux haineux, qui, sur certains médias, me demandent de ne pas réclamer d’argent, que je suis un nanti de médecin, qui vit sur les dépassements d’honoraires des pauv’ gens, je dirais qu’ils se trompent de propos. Je vous parle de mes collègues, qui crèvent d’une vie d’horaires décalées pour à peine plus que le SMIC. Elles vous saluent depuis les bas-fonds des classements de l’OCDE. Penchez-vous un peu, vous devriez les apercevoir.

 

Nous ne sommes pas des héros. Nous tiendrons la boutique, aussi longtemps qu’il le faudra, aussi longtemps qu’on le pourra. Et quand ce sera fini — car tout cela aura une fin, ceux qui auront survécu, ceux qui seront toujours debout, demanderont des comptes.

Si demain rien ne change, you will need another hero, comme dit la chanson.

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