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Une île

A lire, ou mieux encore, à vous faire lire.

 

Ferme les yeux. Ou garde les ouverts. Tout cela importe peu. La seule chose qui ait réellement de l’importance, c’est de n’en accorder aucune.  

 

Une île. Posée au milieu de l’océan infini. Confetti semé au gré des flots par d’anciens monstres de lave. Une île, microscopique, à peine plus que l’idée d’une terre émergée.

 

Une île, celle de tes rêves. Elle est exactement telle que tu l’aurais bâtie. Par où commencer ? Elle ne s’étire que sur quelques kilomètres. Il y aurait tant à en dire, sans jamais pouvoir la décrire parfaitement… Ses contours ont été façonnés par les éléments marins. Architectes de fer dans un gant d’écume. D’abruptes falaises à l’ouest tournent le dos aux pentes douces méridionales, qui viennent mourir paresseusement dans les eaux limpides du lagon. Çà et là, quelques îlots de végétation colorée semblent avoir été parsemés. Ils ont été disposés par petites touches, recouvrant ici un relief timide, là un rivage frileux. A bien y regarder, quelques lacets de terre arpentent les landes arides et les collines fertiles de cette île. Tu en distingues assez pour t’y déplacer, suffisamment peu pour ne pas la défigurer. L’ensemble est ceint par un lagon paisible, d’un bleu étourdissant. Au large, tu devines sans peine l’émergence de la barrière de corail qui protège le sanctuaire marin. Le soleil au zénith sublime les nuances d’azur dont est peint l’atoll. Quelques habitations sont regroupées, à différents endroits, jouxtant, par hasard ou par commodité, les sources d’eau douce, havres ombragés. Un petit nombre d’animaux paissent en liberté à proximité des oasis de civilisation. Il est difficile de les distinguer, d’où tu es. Encore plus difficile que de discerner les quelques notes de musique ensoleillée. Elles se perdent dans le ressac avant de parvenir à tes oreilles.


 

Peut-être auras-tu envie de te rapprocher, à ton rythme, lentement, ou plus prestement. Après tout, tu as tout le temps de détailler chacune des collines, chacune des palmeraies, chacun des hameaux et des toits chamarrés, avant de faire l’effort infime de gommer la distance qui te sépare encore de ton île.

 

Tu es arrivé ? Très bien.

 

Si tu y es, tu devrais distinguer sans peine toutes les possibilités qu’offrent cette île. Sur les plages de sable d’ivoire, des pêcheurs sont attablés sous une varangue, à l’orée d’une palmeraie. Au centre de leur assemblée, le produit de la pêche du jour, seulement poivrée et citronnée. Pourquoi résister ? Tu plonges avec gourmandises tes doigts dans le bol de bois flotté. Libre à toi de choisir le moment de porter à ta bouche un peu de ce festin… La texture si particulière, mâtinée d’acidité, éveille les papilles. Elles te remercient. Elles explosent. Elles sont en fête, comme tu l’es aux côtés de ces hommes simples dont tu es l’invité.

 

Ailleurs, des enfants rieurs jouent à l’ombre des filaos. Café au lait ou d’ébène, l’insouciance n’a pas de couleur, sous ces latitudes. Si l’avenir avait un visage, ce serait celui de ces gamins heureux. Leur bouche pleine de dents dévorera tout ce que la vie mettra à leur portée. L’imagination est leur armure. La création de mondes et d’aventures impossibles, leur plus fidèle allié. Qu’ont-ils à craindre, sinon que leurs rêves ne soient pas assez démesurés ? Éclat de voix, un coquillage jeté. Signal du départ d’une course inventée. Les voilà qui prennent leur élan, courent, tombent, virevoltent, se chassent et se ramassent, vibrionnent, et enfin, dans une gerbe de sable, éclatent. De rire, bien entendu.

 

Ici, déjà, le temps file, tandis que, là-bas, sur ton île, chaque heure est perpétuité. Les jours s’écoulent paresseusement, les yeux et les mains au grand air. Il n’y a rien d’autre à faire que de ne rien faire. Déambuler sans but, se mouvoir sans idée. Être absolument libre de ne penser à rien. Est-ce seulement possible ? Être en train de se le demander, n’est-ce pas déjà un peu y renoncer ? Les seules limites à la rêverie sont les remous de la houle s’échouant à vos pieds. S’arrêter. Dormir quelques instants. Le spectacle offert par l’intérieur de tes paupières n’est pas près de te lasser. Repartir, le cœur léger et les poches vides. Il est indispensable de ne s’encombrer d’aucune clef ni d’aucun laissez-passer. Une île, où rien n’est enfermé ni encore moins séquestré. Quel sophisme que de fermer une porte que personne n’aurait l’idée de forcer ?

 

Ces flâneries t’ont peut-être conduit sur un rivage hospitalier. Ou peut-être pas. Peut-être s’agit-il plutôt des berges rocailleuses d’une crique solitaire, des vents et des regards abrités. Ou peut-être encore tes pieds préfèrent-ils fouler l’estran tiédi d’une grève libérée par la marée. Encore une fois, tout cela ne revêt pas la moindre importance. La seule chose importante est toujours que rien n’en a, sauf la liberté. Certains vivent encore peut-être dans l’ignorance du bonheur essentiel de la baignade sans artifice. Essentiel, en ce qu’il nous ramène à notre essence. L’eau est à la température idéale, le sable meuble offrant une rampe de lancement vers cette expérience dénudée. Il n’y a qu’à flotter, le corps entre deux eaux, le ciel et le reflet des coraux pour seuls voiles de chasteté. Ne tremble pas, à l’idée de décence ! Nos vies sont trop courtes, pour se priver par pudeur d’un plaisir aussi élémentaire. Les moins téméraires n’auront qu’à prendre un peu de distance…sociale ! Tu sais comment faire, désormais.

 

Le tableau de cette île ne serait pas complet, passerions-nous sous silence la vie qui s’en empare quand décline le jour. Les plages sont désertées, les voiles rangées, les visages burinés par l’air iodé. Dans les maisons, chacun s’affaire. Le soir assemble tous les esprits, au paradis. Rupins comme nécessiteux, rustres et sybarites, maigres et blancs-becs, bleus-bites et gris-nez. Les femmes mettent du rouge à leurs joues, les hommes du noir à leurs chaussures. Partout on s’apprête, on se mignarde, on se prépare, on se poudre le nez. Bref, on s’améliore. Il n’est nullement question alors de paraître sous son meilleur jour, mais bien sous sa meilleure nuit. La nuit justement. La voici vite tombée. Les braises rougeoyantes achèvent de cuire les langoustes arrachées au lagon. Il n’est pas rancunier. Elles y sont aussi courantes, que le poulet plastifié l’est dans un supermarché.

 

Une île. Une île dont les préaux résonnent des dernières notes d’un séga, d’une mazok ou d’un fado. Les accordéons craquelés rivalisent de virtuosité avec les guitares désaccordées. Peu importe la justesse, pourvu qu’on ait l’ivresse. Car c’est bien ce dont il s’agit, l’ivresse. Renonçant au sextant de la raison, beaucoup préfèrent naviguer à vue dans cette traversée nocturne. Bientôt, les foules se retrouvent et confluent, en quelque endroit confinées. Elles forment une masse nombreuse, bruyante, vitupérante, vertigineusement vivante. Cette masse forme un galion à l’étrave puissante, qu’aucune force humaine ne pourrait arraisonner. Elle hurle son désir de vivre dans la noirceur sans lune, défiant la mort, la maladie, la misère et la folie. Les corps se meuvent dans la pénombre, s’effleurent, se rasent, s’amadouent, se palpent, s’apprécient et s’enlacent. Les yeux exultent d’une violente fureur de vivre. Les lèvres entrouvertes exhalent sans un bruit le souffle de l’instant. Les amants d’une nuit côtoient les promis d’une vie. Chacun est venu jouer ce soir son quart d’heure caribéen. A bas la morale et ses sycophantes ! Dans la moiteur de la nuit tropicale, le rhum bon marché coule à flot. L’élixir est plébiscité au-dessus de tous les autres. Il n’a pas que la saveur de la tradition et du fait-maison, il en a aussi le prix. Le lendemain n’a que peu de valeur à cet instant précis. Il sera difficile, à n’en pas douter. Âpre, douloureux, rêche, jusqu’à la nausée. Renoncer désormais n’y changerait rien. Puisque le vin est tiré, il faut le boire. Et jusqu’à la lie. Jusqu’à l’hallali.

 

 

Lentement, progressivement, presqu’imperceptiblement, les vapeurs des excès de la veille se dissipe. La veille, temps révolu où vos cheveux poussaient encore dans le bon sens. Ils reprendront bientôt le droit chemin, fais leur confiance. Alors commencera une nouvelle journée extraordinairement longue et paisible, sur cette île qui t’est réservée. Nous n’avons pas exploré le centième de la moitié du début des extraordinaires odyssées qu’elle propose. Certaines ne verront surement jamais le jour, tandis que d’autres existent déjà, attendant que Robinson vienne leur donner corps. Car il n’appartient qu’à nous de laisser vivre les rêves enfermés derrière nos yeux et nos oreilles. Rien ne garantit le succès, nul n’ignore le principe de réalité. Mais il serait tellement dommage de ne pas au moins essayer…

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