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Ilulissat

 

 

Un village fantôme. C’est l’impression que nous firent les maisons colorées qui venaient d’apparaître, peu après le dernier col de l’expédition. Elles émergeaient du brouillard né au large, sur l’océan Arctique voisin. Elles étaient le premier signe de civilisation organisée depuis deux semaines, en dehors des quelques huttes disséminées le long du sentier. Sisimut. Ce nom résonnait comme un objectif qui, quelques jours avant, paraissait presque virtuel. Sisimut matérialisait la fin de la première étape de ce voyage initiatique. Sisimut, ou la dernière borne du mythique Arctic Circle Trail, et ses cent soixante-dix kilomètres de sente incertaine le long du cercle polaire.

 

L’idée de ce projet un peu fou avait germé progressivement dans nos quatre esprits de voyageurs épris de grands espaces. Dix jours à travers la toundra, en autonomie complète, sans aucune possibilité de ravitaillement ni aucun contact humain prévisible. A la clef, l’expérience de la solitude inédite, l’isolement vrai, une traversée monacale consentie. Un luxe bien plus grand que tous les sacs monogrammés du monde !

 

Un des meilleurs moments de ce voyage restera probablement sa préparation. Les barjos de l’organisation que nous sommes s’en donnèrent à cœur joie ! Des mois et des mois de tableaux Excel®, de comparaisons de densités caloriques, d’études de marché de sacs à dos adaptés au « monstre portage ». Des appels d’offre quasi-professionnels pour se doter du meilleur téléphone satellite, avant de conclure qu’un seul candidat assurait la couverture de ce coin du globe ! Le point culminant de cette escalade de la prévision fut certainement l’atelier de confection des petits déjeuners. Quelques heures de malaxage et de torréfaction de fruits secs dûment sélectionnés, suivies de la mise en sachets individuels. Accompagnés d’un supplément d’âme : trente grammes de lait en poudre par jour. Tel était le mélange qui avait remporté la première place au concours de l’apport énergétique. Sans sacrifier la convivialité. Quelques pesées méticuleuses et soixante-huit grammes d’étiquettes découpées plus tard, nous n’aurions pas pu être plus au point. Je vous ai déjà dit qu’on était barjos ? Cette aventure avait cela de différent avec notre épopée actuelle qu’on ne peut pas dire qu’on ne s’y était pas préparés.

 

Nous sommes le 3 Août. Les dix jours qui viennent de s’écouler ont été à la hauteur de nos attentes. L’itinéraire nous a offert neuf étapes de délicieuse monotonie. Plus une journée de repos. Les lacs glaciaires paraissaient des étendues d’airain, figés dans la platitude des journées sans vent. Certains s’étiraient sur des dizaines de kilomètres, n’offrant comme perspective d’étape qu’un rivage infini. Les sacs lourdement chargés rendaient homérique le moindre relief à gravir. Avec plus de vingt kilos sur le dos, les cent-cinquante mètres de dénivelé du footing dominical se transformèrent en ascension de l’Olympe ! Les unes après les autres, les journées se ressemblaient, sans être tout à fait identiques. Leur seul vrai point commun fut la durée de l’effort, quelque part entre cinq et neuf heures. A gauche en sortant de l’aéroport, un arrêt à l’unique magasin pour dévaliser le stock de détergent pour chaussures*, avant un périple plein ouest, sous un soleil qui ne devait jamais se coucher.

 

A bien y regarder, cette expérience, presque philosophique, présente des similitudes avec la traversée du désert qui s’achèvera après-demain.

 

Les premiers jours furent sévères avec nos corps et nos esprits. La charge à porter était maximale, nos organismes se cabrant sous la violence de l’effort demandé. Vingt-cinq kilos pour les sacs les plus lourds, comprenant presque dix kilos de nourriture, l’équivalent de trois mille cinq-cents calories journalières. Chaque pas était arraché au précédent. La succession de ces efforts titanesques nous permettait d’aligner une vingtaine de kilomètres par jour, nous laissant épuisés le soir venu, avec à peine assez d’énergie pour monter le campement. Si les corps ployèrent sous l’effort physique, notre résistance mentale ne démérita pas. Les âpres montées n’étaient récompensées que par des descentes assassines pour nos jointures encore peu aguerries. Chaque jour nous faisait payer les excès de la veille, courbant l’échine de notre équipage d’explorateurs en mal d’aventures.


 

Puis, petit à petit, l’odyssée prit un rythme de croisière. Les habitudes s’installèrent, nous devînmes aussi organisés que nous étions déterminés. Marcher, s’arrêter, soulager les épaules et les pieds, repartir pour marcher encore une heure. Monter, descendre. Demander si c’est dans bientôt « une heure » ? Jouer à l’équilibriste pour traverser une rivière glaciale. Tomber quand même. En rire. Repartir. Trouver que c’est dur, se demander pourquoi on a décidé de s’infliger ça. Se dire que de toutes façons on n’a pas le choix, et qu’au moins, on sait à peu près quand c’est censé se terminer. Marcher. S’arrêter. Repartir. Faire semblant de ne pas avoir entendu que ça allait encore monter. S’arrêter, enfin. Monter la tente, descendre les chaussettes. Se débarrasser de l’inutile, surtout s’il est long à sécher. Trouver qu’elle est quand même froide. Sept degrés, dit la montre. Sortir. Trouver qu’il fait chaud. Que la serviette est trop petite. Que la vue n’est pas mal. Être ivre de bonheur et de solitude. Tous les jours la même routine, à quelques nuances près. Thème polaire, dont les variations se faisaient autour des menus lyophilisés. Colombo de poulet, pâtes aux champignons, curry de bœuf, ravioles de quelque-chose. Tiens, encore du colombo de poulet. Le quotidien devenait un jeu, où le gagnant de la loterie du sac à dos gagnait le droit de choisir le repas de la pause déjeuner. De toutes façons, il allait bien falloir le manger à un moment, ce colombo. Inutile de préciser que nous ne nous étions pas encombrés de nourriture superflue. Tout devait disparaître !  

 

Ainsi allait notre traversée. Celle-ci était librement consentie, ce qui n’ôtait rien au défi physique et à l’engagement qu’elle représentait. Quatre individualités confinées dans un espace sans limite. Les promontoires suivaient les vallées, les gués débouchaient sur des plaines marécageuses qui débouchaient elles-mêmes sur une nouvelle montée. Nouveau promontoire. Tiens, derrière, il y a encore des lacs, de la plaine, des montées et de descentes. La démesure rendait la monotonie acceptable. Presque désirable, en cela qu’elle offrait un cadre à la sécurité des habitudes que nous avions rapidement adoptées. Allitérations de trottes sans presqu’aucune trace d’activité humaine. La répétition des étapes dans cet univers lunaire, sans écran, sans internet, sans aucun élément de confort moderne, invitait à la créativité. Quelques chansons, des jeux de gosses inventés à partir de rien, la transformation d’événements banals en premières mondiales bruyamment célébrées.

 

Le dépassement de soi et les travaux d’agrandissement des limites de chacun amenèrent aussi d’intéressantes réflexions. Partagées ou ruminées, le voyage au rythme lent de bipèdes surchargés ouvre la porte à tant de questions. « Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? » « Est-ce que je serai différent, après cette expérience ? »  « C’est quoi le truc le plus dur que tu aies entrepris jusqu’à aujourd’hui ? » « Le sport, ça signifie quoi, pour toi ? »  « T’es sûr qu’on va pas couler ? ». Celle-ci est moins philosophique que les autres, mais soulevait la question de la finitude de l’existence, alors que l’eau d’un lac insondable s’approchait dangereusement de la ligne de flottaison de l’esquif que la Providence venait de nous envoyer. Quand la vie ne tient qu’à un franc-bord** ténu. Concernant le kayak, on décida que l’existence avait une fin, et que nous n’étions pas tout à fait prêts pour le rendez-vous. Que du coup on allait faire une équipe dans le bateau, et une équipe qui longerait le lac à pieds pour les vingt-cinq kilomètres de l’étape. Au moins l’équipe à pieds serait-elle déchargée des sacs, ils resteraient à fond de cale. Les réponses aux autres questions nécessiteraient plus de temps et de disponibilité que vous n’en avez à consacrer à la lecture de cette chronique. Toutes ne sont pas encore complétement arrêtées d’ailleurs…

 

Nous croisâmes quelques âmes, pèlerins hyperboréens** comme que nous l’étions. Tous ne semblaient pas avoir compris le principe de l’entreprise, ni le matériel qu’il convenait d’utiliser. Par exemple, cette femme coréenne solitaire — à moins qu’elle ne fût japonaise, mais pas chinoise, c’est certain, qui effectuait le trajet à rebours, un modeste sac sur le dos et…un sac de courses en plastique garni de champignons ramassés sur le chemin. Sa routine était bien différente de la nôtre, ainsi que la temporalité de son voyage. Éloge des siestes et de la torpeur. A l’inverse, cette compagnie de groenlandais enjoués. Le jour où nous les croisâmes, ils commencèrent à battre la campagne à vingt et une heures, afin de profiter du sommeil de minuit pour doubler la mise. Manifestement pas à leur coup d’essai, les locaux de l’étape se reposaient par tranches de quelques heures, entrecoupant les périodes de marche. Certains ne parvinrent pas au bout de l’aventure. Rassurez-vous, les seuls cadavres que nous rencontrâmes furent ceux de rennes et autres sternes arctiques. Le couple en question avait dû faire demi-tour après quelques jours de randonnée. Les genoux de madame n’étaient malheureusement pas faits du même matériau que sa volonté d’acier. Tous deux étaient touchants, en même temps qu’ils nous renvoyaient, au deuxième jour de notre expédition, à la terrible interrogation : « Et si ça nous arrivait ? ». Le renoncement, l’échec, s’il fallait les envisager, n’avaient pas vraiment fait l’objet d’un « plan B ». Failure is not an option***, comme disent les pédagogues anglo-saxons les plus incisifs. Les quelques argonautes côtoyés à l’occasion de cette expédition nous démontrèrent que plusieurs voies pouvaient mener au succès. Chacun avait accepté un certain degré d’inconfort. Tous avaient dû arbitrer les curseurs du poids, de la rapidité, de la qualité des nuits et des calories ingérées.

 

Cette expérience peut être comparée avec la campagne menée aujourd’hui par notre société. A l’heure du départ, nous étions persuadés d’avoir trouvé la bonne recette. Ou plutôt, UNE bonne recette. Celle qui allait nous convenir, et, nous l’espérions, nous permettre d’arriver entiers et sains d’esprits à bon port. Il avait fallu faire des compromis, comme renoncer à emporter le Monopoly Deluxe Edition — les pions en plomb sont très lourds, ou accepter que nous pourrions consommer des fruits de temps à temps, à condition qu’ils soient séchés. Certains aspects paraîtront certainement loufoques à la majorité. Comme emporter un frisbee de vingt-cinq centimètres de diamètre. Encombrant, mais versatile, car il nous permettrait de nous distraire et servirait de planche à découper pour la partie du séjour où on arrêterait de manger des lyophilisés. Aucune solution n’était parfaite, tout n’avait été que compromis. Ces compromis n’avaient été soumis qu’à notre jugement, inspiré de celui de quelques « experts » dénichés sur des forums de voyageurs. Nous n’avions aucune raison de chercher à imposer notre rythme ou notre discipline aux vagabonds rencontrés en chemin. Leurs décisions avaient été différentes, leurs évidences n’étaient pas les nôtres. Leurs contraintes n’étaient pas les mêmes non plus. Deux frères américains flottaient dans leurs jeans, se contentant de quelques flocons d’avoine en guide d’unique repas quotidien. Ils avaient rogné sur tout, pour faire rentrer ce voyage dans leurs salaires d’étudiants. Vous auriez dû voir leurs yeux, quand nous avons partagé notre chocolat avec eux ! Non pas qu’il leur eût manqué, mais ce luxe leur semblait totalement futile, presque non avenu. Ils avaient fait avec les moyens du bord, et leur croisière, bien qu’amaigrie, semblait s’amuser quand même.

 

La différence avec ce qui nous occupe aujourd’hui est notable. Là-bas, nos sorts étaient libres, indépendants. En dehors de la compassion qu’elle provoqua chez nous, et du don de quelques rations, la faim de ces deux ados apparentés ne joua pas sur le cours de notre voyage. Aujourd’hui, certaines réalités se reproduisent. Quelques milliards de voyageurs, et notre terrain de jeu a bel et bien des limites. Nous n’avons pas les mêmes contraintes, nous n’avons pas les mêmes moyens, nous n’avons pas les mêmes conditions, ni la même détermination. Nous n’avons pas tous fait les mêmes concessions, les mêmes arrangements de conscience. Nous ne nous sommes pas tous fixés la même discipline. Nous n’avons pas le même passé, même si nous aurons peut-être bientôt le même futur. Un futur au conditionnel. La grande différence, aujourd’hui, c’est que nos sorts ne sont plus indépendants. Ils sont interconnectés, reliés, solidaires. Cette solidarité, nous ne l’avons pas choisie. Elle s’impose à nous, par la force des choses, par la force des organisations que nous avons nous même patiemment élaborées au fil des générations. Ces organisations sont là, désormais, et ce n’est pas au milieu de la tempête qu’on change le mât du navire. Le naufrage n’est pas loin, mais notre nef en a vu d’autres. Cette solidarité, nous pouvons la subir, l’endurer, la tolérer. Nous pouvons aussi la sublimer, rapprocher nos coudes les uns des autres. Ne pas chercher à embarquer dans une chaloupe poreuse pour sauver un trésor de pacotille. Il n’y aura pas de gilet de sauvetage pour l’Humanité. Si nous faisons cela, peut-être qu’on arrivera à tarir la voie d’eau. Peut-être assainirons-nous le choix du nouveau mât, si nous parvenons à atteindre le port.

 

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Un village fantôme. Les toits de bois surmontent des façades colorées et déchirent la brume. Quelques moutons animent la surface de l’océan Arctique. L’objectif est si proche désormais. Quatre kilomètres. Disons cinq. En une fraction de seconde, les sacs viennent de s’alléger. Le chemin, bientôt remplacé par une piste, défile à toute allure sous nos pieds. Les premiers relents d’air marins parviennent jusqu’à nos narines. Impatients d’en découdre, nous ne relâchons pas la cadence. On dirait bien qu’on va vraiment y arriver ! Stop. Fausse alerte pour le poids des sacs. Sont pas si légers, en fait. Ou alors c’est qu’on vient d’arriver en bas de la descente. Quelques centaines de mètres et ahanements plus loin, nous atteignons les faubourgs de Sisimut. Le bitume sous nos pieds. Absconse sensation. La traversée de la ville n’est qu’ivresse. Un sourire ininterrompu. Une douce rage inexpugnable. L’un après l’autre, les talons frappent le sceau de notre victoire. Nous rayonnons d’une joie simple, d’un ravissement incrédule. Notre béatitude est contagieuse, certains passants nous acclament. D’autres, placides, regardent passer le train de notre accomplissement crasseux. Plus que quelques mètres. Ultime virage, le Seamen’s Home est en vue. Les bâtons volent, les sacs, détachés de nos épaules contuses, cèdent à la pesanteur. Nous sommes arrivés. Je n’ai pas honte de dire que nous pleurons de joie. Je suis même fier d’être capable de ressentir une émotion aussi intense. Je n’ai pas accompli un rêve, mais bien un projet un peu fou de poète intrépide. Bientôt, nous ripaillerons de crudités, nous nous goinfrerons de fruits frais, nous nous saoulerons de lait qui n’a jamais été en poudre. La salle de bain passera un sale quart d’heure, transformé en champ de bataille boueux et nauséabond. La moquette feutrée implorera notre clémence. Partout dans la chambre, des ribambelles de sous-vêtements à moitié propres célèbreront notre succès.

 

Cette profusion de joie cède bientôt la place à l’excitation de ce qui nous attend ensuite. Car, je vous l’ai dit, cette traversée audacieuse n’était que la première étape de nos périples polaires. L’inconnu est devant nous. A quoi ressemblera-t-il ? Sera-t-il à la hauteur de notre imagination féconde ? Quels dangers nous y attendent ? Quelles seront les règles, là-haut, au-delà du cercle polaire, sur le soixante-dixième parallèle ? Demain, nous embarquons pour Ilulissat. Cela signifie « iceberg », en langue eskimo.

 

 

* Il servira à faire fonctionner le réchaud, en l’absence d’essence.

*  Distance entre la ligne de flottaison et le « bord » du bateau. Appelé aussi « réserve de flottabilité »
**Relatif au Grand Nord

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Commentaires: 2
  • #1

    Sarah Chassard (samedi, 09 mai 2020 22:05)

    Je viens de voyager confiné .... Magie des mots !!!! Merci beaucoup pour ce partage !!!!!!

  • #2

    Michèle Fontaine (dimanche, 10 mai 2020)

    Dès les premiers mots j'embarque, pour l'aventure !
    Merci de partager ces beaux souvenirs, et ces photos qui font rêver !
    Short and sweet�