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Lettre à C.

 

 

Cher C,

 

Cela fait plus de deux mois désormais que tu es rentré dans nos vies. Tu dois recevoir beaucoup de courrier, tant la collectivité a eu de choses à te dire ces dernières semaines. Rassure-toi, aucun colis de chloroquine n’accompagne cette lettre. Je ne me risquerai pas non plus à des prophéties lues dans le marc de gel hydro-alcoolique. Cela sortirait de mon jardinet de compétences, et je n’ai même pas de jeu de tarot marseillais à la maison. Aujourd’hui, je me permettrai simplement de t’adresser quelques remerciements très personnels. Prenons ça comme une sorte de bilan, mais pas de santé, pour une fois.

 

Tout d’abord, je tenais à te remercier car ton avènement m’a permis d’ouvrir, pour la première et sans doute la seule, fois de ma vie, quelques voies d’escalade. Sur le mur Nord de mon appartement, en belles pierres apparentes. « Science Friction » est la plus directe. « Peur du co-vide » est plus engagée, puisque qu’une chute expose à un atterrissage sur la table en verre. La plus athlétique est certainement « Super masquinette* ». Elle part sous la mezzanine, et le réta’ sur réglette Ikéa® — clouée aux poutres du plafond pour l’occasion — ne souffre pas d’erreur. Non, vraiment, avant que cet accident de vélo d’il y a dix jours ne ramène mes ambitions de grimpeur au niveau du plancher des coloquintes, je me serai bien marré. En réalité, je crois que tout cela va bien au-delà de quelques gommettes sur le mur du salon. Si je te dois te remercier, c’est en fait pour m’avoir offert du temps. Celui de rapprocher un peu plus encore l’adulte que j’essaie de devenir de l’enfant que j’ai été. On retiendra quand même que les joints XIXe supportent mal l’utilisation des piolets à lame d’acier.

 

Ces semaines confinées dans un petit appartement de ville ont vu quelques accomplissements insolites, je pensais que cela pourrait te faire sourire. Tu ne sais pas sourire ? Tu n’auras qu’à nous arranger une petite grimace avec ton brin d’ARN, cela fera bien l’affaire. Jamais les interrupteurs et les prises n’auront été aussi propres. La chaîne de mon vélo si bien dégraissée, le bout de mes chaussures si brillamment ciré. Transfert d’adiposité. Étanchéité des masques oblige, adieu la barbe et son entretien. Dix ans de perdus, et combien de temps économisé pour se confiner à temps plein ! J’ai également découvert une cachette secrète derrière une plinthe d’apparence anodine. Une cavité creusée dans l’épaisseur du mur, parfaitement camouflée, et qui contenait une petite statuette de chat en cire. Elle se trouvait ici depuis au moins six années, comme un clin d’œil d’un précédent propriétaire. L’aspirateur à la main, je me pris pour Howard Carter pénétrant dans le tombeau de Toutankhamon. Les jours de soleil, j’ai béni les ouvriers de mon ravalement de façade de ne pas avoir fini le chantier à temps. L’échafaudage donne directement sur la cuisine, d’où je partage d’habitude un café avec eux les jours de repos. Un hamac, quelques sangles et mousquetons plus tard, me voilà harnaché, profitant d’un extérieur improvisé. Je pourrais continuer longtemps, mais tu n’as pas toute la journée. D’autres ont certainement tant à te raconter.

 

Il me faut aussi te parler des mots. Eux et moi, on a sacrément accroché. Soixante-neuf mille fois, exactement. On s’est même vraiment bien marrés, pendant que tu étais occupé à sauter de nez en nez. J’ai retrouvé, ou découvert, un nombre incroyable d’amis, toujours prêts à embarquer pour de nouvelles aventures. Pendant que les sycophantes mettaient le cap sur Rodrigues, et que revenaient des souvenirs hyperboréens, certains sont restés sur le carreau. Il n’y avait pas de place pour tout le monde. Ainsi va-t-il des lagopèdes, du baculum ou de la gourgandine. Notre discipline quotidienne m’a ouvert aux délices du subjonctif savamment dosé, et rappelé que le passé simple ne l’était pas tant. Les mots, simplement juxtaposés, m’ont permis de voyager, sans quitter le périmètre clos de mon quotidien partagé entre l’hôpital et le foyer. Grâce à eux, rien de ce que mes collègues et moi venons de vivre ne s’effacera vraiment. J’espère ne plus jamais avoir l’occasion de tenir pareil almanach.

 

Visiblement, je ne suis pas le seul à avoir exercé ma créativité. N’en déplaise aux détracteurs de la modernité, elle permet le partage de créations en tout genre. Je me suis autant délecté des vidéos mal cadrées de quidam enfermés que des rediffusions magistrales offertes par les orchestres et opéras nationaux. Tout cela au détriment de Effondrement (de Jared Diamond), que je n’aurai pas fini ce soir, dussé-je y passer toute la journée. Une étude de cas aussi dense que volumineuse. L’auteur y apporte un éclairage passionnant, et extrêmement documenté, sur le sort de civilisations qui nous précédèrent partout sur la planète.  Toutes ces civilisations, puissantes et organisées, certaines vieilles de centaines d’années — bien davantage que notre civilisation post-industrielle, ont un point commun. Elles se sont effondrées. Elles n’ont pas décliné, elles ne se sont pas mélangées avec d’autres, elles ne se sont pas déplacées. Elles ont disparu. Elles ont collapsé, si tu veux faire convulser les chroniqueurs de France Inter. Et avant elles l’environnement qui les abritaient. Vous seriez effarés d’apprendre que l’île de Pâques comme le Groenland était abondamment couverts de forêts, il y a encore quelques siècles.  Anasazis, Pascuans, Vikings, habitants de Pitcairn… Tous ont subi la même destinée. Tu devrais le lire, je suis sûr que cela te passionnerait. La bonne nouvelle pour toi est que tu as une chance d’arriver à ton objectif. La mauvaise nouvelle, c’est que, pour chacune des civilisations étudiées, le constat est identique. Différents facteurs, toujours les mêmes, menèrent à chaque fois à la perte de ces sociétés. La destruction de l’environnement, des changements climatiques non liés à l’homme, une perte des rapports amicaux avec les voisins, la pression hostile d’ennemis proches ou lointains. Le dernier facteur est notre porte de sortie. C’est souvent celui qui a entériné, pour ne pas dire enterré, la destinée de ces peuples. La réponse de ces peuples aux changements de leur environnement. En fonction de l’humeur, et du fil d’actualité qu’on nous donne à manger, je veux y voir une raison d’espérer, ou au contraire accepter que le sort qui nous attend aura été bien mérité.

 

Je regarde par la fenêtre de ma prison dorée. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Cette missive a tant retenu mon attention que mon café a déjà refroidi. Avant ces événements, depuis combien de temps n’avais-je pas passé un dimanche chez moi ? Le quotidien de la réanimation est un grand-huit émotionnel quasi-quotidien. Ces destins brisés en une nuit, ces vies qui s’arrêtent ou s’échouent du jour au lendemain, sans raison ni justice, ne laissent aucun de nous indifférent. Il n’y a pas d’âge, pour mourir, mais avant XX ans, ça fait jeune. J’ai l’impression que la valeur de « XX » évolue au fil des années de vie professionnelle. On s’endurcit, on apprend. On essaie de devenir plus performants, collectivement. On acquiert de l’expérience, mais on ne s’habitue pas. Je ne crois pas. Mes aînés diront « tu n’as que trente ans, voyons ! », et ils auront raison. Une chose est certaine, ce métier m’a donné une « urgence de vivre », comme pour conjurer le diable. Le conjurer, autant que le tenter, parfois. Par monts et par vaux, à skis, crampons ou vélo, chaque fin de semaine que ne me volait pas l’hôpital était consacrée à l’ailleurs. Arpenter les montagnes et les vallées à la recherche d’itinéraires plus reculés, plus engagés, plus récompensés par des perspectives enivrant les sens. Voilà ce qui était mon passe-temps préféré. Ces nuits à coucher dehors, ces journées à ployer sous le poids d’un sac ou d’une corde mal lovée ont pris encore plus de sens pendant ces semaines. Elles ont nourri mon moteur au quotidien, depuis les tiroirs de la mémoire où ces souvenirs étaient rangés. Ces aventures étaient une raison de continuer, puisque, me disais-je « elles pourront bientôt recommencer ». Je ne suis pas certain que cela change. Difficile à affirmer. Je prends le choix de me laisser surprendre par ce qui arrivera.

 

Il me reste à te souhaiter « bonne chance » dans le combat qui s’annonce. Vois-y une preuve de ma loyauté. Mais pour être honnête, je n’ai que peu d’espoir concernant ton avenir. Nous sommes plus nombreux, plus organisés, plus déterminés que tu ne le seras jamais. Nous sommes capables de nous unir pour poursuivre un même but, y compris si nos motivations profondes divergent. Tôt ou tard, nous y arriverons. « Quoi qu’il en coûte », disait-il il y a cinquante-quatre jours. J’espère que l’addition ne sera pas trop salée. « On partage ? »

 

Lyon, le 11 mai 2020

Dr Rodolphe Lelaidier.

  

* Les amateurs de grimpe et admirateurs d’Adam Ondra apprécieront. « Super Craquinette » est une des dernières et plus spectaculaires réalisations de ce grimpeur d’exception. La voie, coté 9a+, se trouve dans le sud de la France.  

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